Pages

Pages

lundi 6 juin 2016

Le Verbe au théâtre 4

La voix va donner vie et puissance aux mots, lui conférer les pouvoirs d'un charme (carmen, le chant en latin).« Chez l'homme, la voix qui chante s'entend sous la voix qui parle. »1 Les sirènes séduisent par la voix et les muses inspirent par leur voix, leur souffle. Le plaisir du conteur est un plaisir de séduction et puissance, plus fort assurément que celui que peuvent éprouver parfois les comédiens dans certains rôles. Paul Zumthor évoque « le plaisir de conter, plaisir de la domination, associée au sentiment de piéger celui qui écoute, capté de façon narcissique dans l'espace d'une parole apparemment objective. »2 La présence dominante de la voix détourne le spectacle du dramatique vers l'épique, parfois pour les poètes du tango ou Ta peau ici, vers le lyrique.
La voix et la parole sont devenues des entités propres du spectacle. On sait depuis maintenant très longtemps, plus longtemps que pour l'image, les conserver et les transmettre. Elles ont retrouvé un degré d'existence aussi important que les autres éléments de la représentation, comme le confirme Sophie Herr : « Les techniques d'enregistrement sonore contribuent à isoler la voix de sa source et favorisent la conception de cette dernière comme matériau »3 Sophie Herr évoque surtout la voix-matériau dans les spectacles contemporains, où ,amplifiée et modifiée, elle s'intègre à un univers sonore plus complexe, mais il me semble possible d'élargir cette notion à tout le théâtre. Combien de comédiennes ou de comédiens nous sont autant reconnaissables par leur voix et leur phrasé que par leur visage ? Et nul doute que leur voix « fait théâtre ».
La parole est aussi le moyen de manifester l'existence du texte : « Ecoutez-moi, je suis le texte qui m'adresse à vous». Elle lui permet non seulement de nous interpeler mais aussi de venir nous toucher, par l'ouïe, et comme le remarque à nouveau Paul Zumthor cette « impression [est] d'autant plus puissante et refoulée que l'auditeur appartient à une culture prohibant davantage l'usage du toucher dans les relations sociales. »4
Quand le texte, comme dans Ta peau ici s'oriente vers une langue étrange ou étrangère, en l'occurrence des versets en arabe, l'aspect mystérieux de la profération s'accentue encore. De la parole du conteur ou du poète, on passe à celle de l'oracle, de l'aruspice. Le pouvoir magique des mots que maîtrisait Orphée, le poète mythique, se transmet à l'interprète. L'auditeur perd le fil du sens, il ne lui reste plus pour le guider que des modulations envoûtantes et la représentation devient « un lieu où l'homme se risque au plus mystérieux de lui-même par la parole proférée comme ultime moyen de découverte du profane sacré »5
Mais cette puissance peut avoir sa contre-partie, c'est la constatation que fait Serge Rezvani : « Soit on détend par l'oralité des textes faits pour la réflexion, le silence et la recherche approfondie ; soit on endort, jusqu'à l'hypnose profonde parfois, la pensée en produisant du pur bougé. »6
Quoiqu'il en soit, le théâtre et plus spécialement les spectacles fondés sur le texte et la parole « réalise[nt] cette opération dans laquelle une communauté réunie accepte ce débordement et regarde sa langue sans se résoudre à la solution facile du sens -autrement dit, dans une entrée spirituelle qui n'est pas forcément d'ordre confessionnel »7

1 Jacques DARRAS in « Le spectacle de la lecture » in Littérature, n° 138 , juin 2005, p. 50 à 71
2 Paul ZUMTHOR, Présence de la voix, introduction à la poésie sonore, Paris, Le Seuil, 1983, p. 14
3Sophie HERR, Geste de la voix et théâtre du corps, Paris, L'Harmattan, 2009, p. 16
4 Paul ZUMTHOR, Introduction à la poésie orale, Paris, Editions du Seuil, 1983, p. 193
5 Serge REZVANI, Théâtre: dernier refuge de l'imprévisible poétique. Arles, Actes Sud papiers, 2000, p. 14
6 Serge REZVANI, Théâtre: dernier refuge de l'imprévisible poétique. Arles, Actes Sud papiers, 2000, p. 123

7Christian SCHIARETTI, « théâtre et poésie », in Etats provisoires du poème N°10, Le Chambon-sur-Lignon, TNP / Cheyne, 2010, p. 159