La
voix va donner vie et puissance aux mots, lui conférer les pouvoirs
d'un charme (carmen, le chant en latin).« Chez l'homme, la voix
qui chante s'entend sous la voix qui parle. »1
Les
sirènes séduisent par la voix et les muses inspirent par leur voix,
leur souffle. Le plaisir du conteur est un plaisir de séduction et
puissance, plus fort assurément que celui que peuvent éprouver
parfois les comédiens dans certains rôles. Paul Zumthor évoque
« le plaisir de conter, plaisir de la domination, associée au
sentiment de piéger celui qui écoute, capté de façon narcissique
dans l'espace d'une parole apparemment objective. »2
La présence dominante de la voix détourne le spectacle du
dramatique vers l'épique, parfois pour les
poètes du tango ou
Ta peau ici,
vers le lyrique.
La
voix et la parole sont devenues des entités propres du spectacle. On
sait depuis maintenant très longtemps, plus longtemps que pour
l'image, les conserver et les transmettre. Elles ont retrouvé un
degré d'existence aussi important que les autres éléments de la
représentation, comme le confirme Sophie Herr : « Les
techniques d'enregistrement sonore contribuent à isoler la voix de
sa source et favorisent la conception de cette dernière comme
matériau »3
Sophie Herr évoque surtout la voix-matériau dans les spectacles
contemporains, où ,amplifiée et modifiée, elle s'intègre à un
univers sonore plus complexe, mais il me semble possible d'élargir
cette notion à tout le théâtre. Combien de comédiennes ou de
comédiens nous sont autant reconnaissables par leur voix et leur
phrasé que par leur visage ? Et nul doute que leur voix « fait
théâtre ».
La
parole est aussi le moyen de manifester l'existence du texte :
« Ecoutez-moi, je suis le texte qui m'adresse à vous». Elle
lui permet non seulement de nous interpeler mais aussi de venir nous
toucher, par l'ouïe, et comme le remarque à nouveau Paul Zumthor
cette « impression [est] d'autant plus puissante et refoulée
que l'auditeur appartient à une culture prohibant davantage l'usage
du toucher dans les relations sociales. »4
Quand
le texte, comme dans Ta
peau ici
s'oriente vers une langue étrange ou étrangère, en l'occurrence
des versets en arabe, l'aspect mystérieux de la profération
s'accentue encore. De la parole du conteur ou du poète, on passe à
celle de l'oracle, de l'aruspice. Le pouvoir magique des mots que
maîtrisait Orphée, le poète mythique, se transmet à l'interprète.
L'auditeur perd le fil du sens, il ne lui reste plus pour le guider
que des modulations envoûtantes et la représentation devient « un
lieu où l'homme se risque au plus mystérieux de lui-même par la
parole proférée comme ultime moyen de découverte du profane
sacré »5
Mais
cette puissance peut avoir sa contre-partie, c'est la constatation
que fait Serge Rezvani : « Soit
on détend par l'oralité des textes faits pour la réflexion, le
silence et la recherche approfondie ; soit on endort, jusqu'à
l'hypnose profonde parfois, la pensée en produisant du pur bougé. »6
Quoiqu'il
en soit, le théâtre et plus spécialement les spectacles fondés
sur le texte et la parole « réalise[nt] cette opération dans
laquelle une communauté réunie accepte ce débordement et regarde
sa langue sans se résoudre à la solution facile du sens -autrement
dit, dans une entrée spirituelle qui n'est pas forcément d'ordre
confessionnel »7
1
Jacques DARRAS in « Le
spectacle de la lecture »
in
Littérature,
n°
138 , juin 2005, p. 50 à 71
2
Paul ZUMTHOR,
Présence de la voix, introduction à la poésie sonore,
Paris, Le Seuil, 1983, p. 14
3Sophie
HERR, Geste de la voix et théâtre du corps,
Paris, L'Harmattan, 2009, p. 16
4
Paul ZUMTHOR, Introduction à la poésie orale,
Paris, Editions du Seuil, 1983, p. 193
5
Serge REZVANI, Théâtre:
dernier refuge de l'imprévisible poétique. Arles,
Actes Sud papiers, 2000, p. 14
6
Serge REZVANI, Théâtre:
dernier refuge de l'imprévisible poétique. Arles,
Actes Sud papiers, 2000, p. 123
7Christian
SCHIARETTI, « théâtre et poésie », in Etats
provisoires du poème N°10, Le
Chambon-sur-Lignon, TNP / Cheyne, 2010, p. 159