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mardi 20 octobre 2015

occupation 4/7 (nouvelle)

Hasard des rencontres esquivées. Corps dépeuplés, maisons vides aux portes en toiles d'araignées, corps surpeuplés, où à chaque balcon des figures différentes vous interpellent. On promène son corps entre deux repas, deux sommeils...J'agite une marionnette de l'intérieur. Je suis entrée dans un oripeau en peau de femme. Comme ces ours de foire, défroques de fourrure synthétique dont se revêtent les saltimbanques et qui font peur aux enfants parce qu'ils ont lu dans le programme que l'ours ferait peur aux enfants.
Les couloirs anonymes, les salles anonymes, la chambre anonyme. Non, une grande photographie, reniée par une autre avant moi - longtemps avant ?-, ou message d'un passage entre deux histoires, entre les pans d'une biographie ressoudée. Je sais mon histoire, de son début à ce corps, de la naissance de son corps à lui à mon corps de femme. Histoire aphasique que je baigne dans l'eau instantanéisé d'une cascade sur papier glacé, à perte de vue, de mon lit. Unique fenêtre vers un rêve de nature. Inventé ?
Au loin aussi, après l'enfilade austère, un lieu habité par un poste de télévision qui réunit d'autres fourvoyées.
Un soir, justement, lui, à la télévision. Réduit à l'épaisseur d'un écran plasma. Avec une voix nouvelle, celle du dehors, si dissemblable de celle que me transmettait l'oreille interne, un rien nasillarde. Ai-je parfois pris le temps d'une pause dans ses sinus, avant le grand éternuement ?
Une infirmière se précipite sur moi. Je dois sourire de revoir celui dont j'ai si souvent joué.

Si je le connais ?
Comme je le connais !

Un indice pour vous ? Je vous offre ma réticence. Regard vidé, bouche close sur les mots qui se recroquevillent.

lundi 19 octobre 2015

Fair Play de Patrice Thibaud critique

Ils sont deux sur scène, longue veste rayée de bleu et blanc, maillot de corps et short noir, et pourtant ils sont des dizaines, hommes ou femmes.
Face à face avec le public, installé dans son propre rôle dès le début du spectacle, ils deviennent tous les sportifs et tous leurs entraîneurs. Tout cela presque sans un mot.
On pense à Monsieur Hulot, à Charlot, à Laurel et Hardy....
Deux clowns. Et comme le veut la tradition clownesque les rapports de l'un à l'autre ne sont pas toujours simples, ruse, oppression, soutien...
Pas deux mimes, car le geste est toujours réalisé avec un regard critique. La scène sur l'haltérophilie téléphonée capte immédiatement l'adhésion du public par exemple, à cause du burlesque. Pantomime mais aussi parodie et pastiche.
Un spectacle plein d'inventions faciles et parfois attendues mais qui ne laissent pas indifférent. On rit beaucoup du début à la fin, pour des raisons différentes.
Certains passages pourtant atteignent une critique plus profonde et plus politique.
Si Patrice Thibaud est drôle dans les échecs des personnages qu'il incarne, Philippe Leygnac, son complice, est impressionnant comme musicien et chanteur, autant que comme performeur sportif. Son entrée en scène est extraordinaire.
Une soirée finalement agréable, de rire franc, il en faut de temps en temps.




vendredi 16 octobre 2015

occupation 3/7 (nouvelle)

Qui êtes-vous ? Il va falloir trouver une solution. Nous ne pouvons vous garder ici.

Pardonnez-moi de prendre la place de quelqu'un. Je prends déjà le corps de quelqu'un. Pourvu que personne ne vienne me le réclamer ce corps dont il va falloir que je m'occupe. J'ai un nouveau né en responsabilité, un nouveau né adulte.
Femme et même trop femme. On n'a pas lésiné sur la marchandise. J'ai tout reçu abondamment, des seins, des cheveux, des fesses, du ventre. Un corps adulte qu'il me faut nourrir, laver, habiller, promener, occuper à longueur de vie. Apprenez-moi ! Je n'étais que l'épine, le scrupule d'un écrivain.
Amnésique ? Non ! Il faut je m'organise dans ma nouvelle coquille, que j'apprivoise ses besoins, ses émotions. Suis-je la seule occupante de cet organisme ? Est-ce qu'il abrite une épine qui m'agit à mon tour ? Est-ce elle qui me dit d'aimer la nourriture et les longues marches, me donne besoin de lire l'éternité de mes nuits ? Lire ses livres, jusqu'à l'ivresse d'y découvrir les mots que je côtoyais au tremblement de ses lèvres, à la fébrilité de ses doigts.

Centre des personnes perdues, au bout d'un an et un jour, si l'on ne vous a pas réclamé....

Blafards les couloirs, blafards les souvenirs, blafarde la survie. Croisements muets et méfiants. Comment se faire des amis quand on ne sait dans combien de temps il sera à nouveau temps de partir ? Comment se faire des connaissances quand l'énergie se focalise sur les connaissances gommées ?

lundi 12 octobre 2015

occupation 2/7 (nouvelle)

J'étais son épine vitale. Il était écrivain, écrivain célèbre, enfin c'est ce qu'il imaginait dans les yeux des femmes qu'il croisait et son sang se surprenait à courir, m'entraînant vers une nouvelle cible où m'arrêter.
Je suis partie de lui, dans un grand éternuement. Un refroidissement du coeur, un rhume d'amour, la froideur d'une éphémère qui n'aimait pas les écrivains et leurs mots fatigués de récits, épuisés de litanies et de sentiments. Sa poésie brûlante s'était autoconsumée, incinérée. Glaciation cataclysmique, blizzard d'après la fission des atomes d'une bombe atomique.
J'étais devenue poussière dans son appartement, grain de sable, au moindre souffle, au premier rai de soleil déplacé. Présent, mais impuissant à jouer de ses sensations. Abandonnés l'un de l'autre. Lui sans émotion et moi sans instrument.
Un jour, un besoin d'air. Il avait ouvert toutes les fenêtres et moi ...
Femme, c'est bien ?
Je crois que je me sentais femme. Je n'ai que trop cheminé dans le corps d'un homme.

Qui êtes-vous ? Il va falloir trouver une solution. Nous ne pouvons vous garder ici.


Occupation 1/7 (nouvelle)

Sensation de douleur. Malaise.
Entravé, couché.
Bouger, un effort insurmontable.
Conscience d'être, mais d'une existence différente, toute de lourdeur. Impression de peser, d'avoir un poids. Oui, souffrance de la pesanteur.
Quelque chose m'ancre.
Blanc, lumière blanche, cercle éblouissant, juste au dessus de moi. Artificiel.
Premier mouvement étonné. J'ai un corps, je suis dans un corps. Au bout de mon bras encore gourd, la vie agite des doigts, mes doigts. Je tente un mouvement. Repli sur le ventre. Ma main s'ose plus bas, exploratrice, glisse sur la peau. Aucun obstacle. Un creux entre les jambes mortes. Femme. On m'a faite femme. Qui on ? La main remonte. Deux boursouflures tièdes.
Oui, femme. Je suis dans un corps de femme. Comment suis-je arrivée ici ?
Un corps de femme sort de son engourdissement de femme. Presque simultanément un homme et deux autres femmes explosent dans la phosphorescence laiteuse qui règne dans la pièce et dans mon âme.

Qui je suis ? Comment je m'appelle ? D'où je viens ?

Est-ce une façon d'accueillir un bernard-l'ermite nouvellement installé dans sa coquille ?

Ce que je suis ? je suis, j'étais une épine. Une minuscule épine, à son cœur, à ses lèvres, à ses yeux, à son sexe... une minuscule épine, qui, quand elle s'accrochait, lui donnait envie d'aimer, de rire, d'embrasser, d'écrire, de...

vendredi 2 octobre 2015

La vie obscure

La vie obscure est un livre qui n'a été tiré qu'à un petit nombre d'exemplaires, autant vous dire qu'il faut vous dépêcher si vous voulez profiter de sa lecture.
Cet ouvrage me semble un des plus intéressants de ces dernières années, par son écriture et par son contenu.
Joseph Danan, son auteur, est homme de théâtre, penseur du théâtre contemporain, dramaturge.. Il est aussi poète et a écrit pour le roman.
Il s'intéresse beaucoup à la place du texte au théâtre, à la modification du drame dans le spectacle d'aujourd'hui, voire à sa disparition au profit d'une autre proposition. Il s'est interrogé récemment dans un ouvrage intitulé Entre théâtre et performance : la question du texte sur la suprématie prise par l'agir ou l'être là.
Il a publié presque en même temps 2 ouvrages : Le théâtre des Papas (une pièce de théâtre destinée aux enfants ) et La vie obscure qui est déclaré « roman » .
On suit durant une grande partie de sa vie un personnage, dont on ne sait à la fois rien et tout. Rien parce qu'il n'a pas de véritable identité (comme nombre de personnages du théâtre contemporain). On pourrait presque le croire s'il avait été conçu il y a quelques décennies comme un personnage du « nouveau roman ». Et tout parce que les moindres détails de sa vie quotidienne, de sa psychologie, de son statut social sont évoqués, travaillés, repris, reconstruits. On ne sait rien de lui mais sa psychologie est aussi fouillée qu'après une longue analyse auprès d'un thérapeute.
Obscur par son nom, le personnage l'est aussi par sa vie, faite de reculades, d'hésitations, de prises de résolutions tardives, de semi-succès, de réussites à micro-échelle, et en même temps d'acharnement, d'entêtement, d'obstination face à l'écriture d'un roman, sa seule raison de vivre : Le vie obscure. Une existence diaphane que nous découvrons par « tranches de vie », n'oublions pas que Joseph Danan est spécialiste de théâtre.
« Il », le personnage de La vie obscure, est le double de quantité de gens croisés dans les milieux de l'écriture (de théâtre ou romanesque), de gens qu'on reconnaît indubitablement...
Joseph Danan en profite pour établir un regard tantôt attendri, tantôt très ironique, voire sarcastique sur cet anti-héros qu'il a dû côtoyé ou avec lequel il a peut-être parfois eu quelque similitude, sans que le personnage soit un double autobiographique.
Ce qui double l'intérêt de cet ouvrage est l'écriture qui renvoie la période proustienne à la catégorie « jeu de collégien ». Commencer la lecture vous conduit à une plongée en apnée. Très vite, l’œil, le regard, l'oreille se perdent dans les longues phrases qui constituent le roman et pour lesquelles le Français n'a pas l'habitude de l'allemand ou des langues anciennes. Prodiges de grammaire et de complexité, elles ne se livrent aux lecteurs qu'après une lutte acharnée. Lutte acharnée mais lutte amoureuse où l'esprit finit pas triompher. On s'accoutume vite à ces circonvolutions, digressions, retours en arrière, ou projections et c'est avec plaisir qu'on se lance face à la vague, impatient de la déferlante qui laissera par intermittences la lecture dans une forme de doute.

Si j'ai un temps repensé au « nouveau roman » face à La vie obscure, je crois aujourd'hui que ce « roman » est la plus belle performance de texte écrite pour le théâtre depuis Ma Solange comment te dire mon désastre Alex Roux, de Noëlle Renaude.