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vendredi 3 juin 2016

Le Verbe au théâtre (1)


Ma rumination sur le texte au théâtre (cf article précédent) me conduit à publier à nouveau un extrait du mémoire réalisé par une amie... 


Hans-Thies Lehmann1 note que, si le théâtre visuel a dominé dans les années 1980, un rapprochement au texte s'effectue au cours des années 1990. Dans le théâtre postmoderne et postdramatique, l'importance du geste et du mouvement avait souvent conduit à une utilisation du texte comme matériau sonore, tournant résolument le dos au mot de Gaston Baty « sire le mot ».
Hans-Thies Lehmann va même plus loin, envisageant la possibilité d'une nouvelle ère de présence du texte pour lui-même. « Un théâtre avec des textes poétiques dans lesquels quasiment aucune action n'est illustrée, ne définit plus seulement une « extrême », mais une dimension primordiale de la nouvelle réalité du théâtre ». « Celle-ci naît d'une intention différente de celle d'être un revenant poétisé, même raffiné, le double d'une réalité autre . »2
Marie-Madeleine Mervant-Roux aboutit à une constatation semblable, à partir d'une analyse du travail de Claude Régy sur Mélancholia : « On a en quelque sorte affaire à un autre « texto centrisme » à un texto centrisme de type nouveau, consistant à développer ce qui appartient à l'écriture, ce qui en constitue le mouvement interne, à partir d'un fragment qui le contient et le condense ».3
Plus que du texte, je serais tentée, dans cette partie, de parler du Verbe, dans la mesure où le vocable englobe à la fois les mots et leur prononciation. La mise en voix importe autant que le texte lui-même dans les spectacles adramatiques objets de mon étude, car il est difficile de trouver une ligne commune, au niveau littéraire, aux textes qui servent de base à mon corpus de spectacles (textes poétiques, œuvres initialement dramatiques mais utilisées tronquées, dialogues écrits dans l'urgence d'un pari d'écriture).
La parole, le Verbe, revêt un caractère sacré dans nos civilisations. Dans la mythologie égyptienne, (selon la cosmogonie memphite), Ptah, le dieu créateur, imagina le monde par la pensée mais lui insuffla la vie en nommant ses créatures une par une. Dans beaucoup d'autres religions, la parole, le langage sont antérieurs à toute forme de vie : « Au début était le Verbe ». Dans la Genèse, Adam nomme les animaux créés par Dieu et leur donne ainsi une existence. Il y a une fonction « poétique », au sens « créateur », de la langue. La parole est ce qui fait naître pour nous les choses, qui les amène à notre connaissance (co-naissance). Parler les choses c'est les introduire dans notre vie, pour que nos existences deviennent concurrentes. Valère Novarina déclare même que « Les mots précèdent les choses ; au commencement il y a leur appel »4 Détruire l'union des hommes, c'est les condamner à ne pas se parler, à ne plus communiquer, comme dans la Tour de Babel.


1Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002

2Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002, p. 49
3Marie-Madeleine MERVANT-ROUX, Un dramatique post-théâtral? Des récits en quête de scène et de cette quête considérée comme forme moderne de l'action, in L'annuaire Théâtral , N° 36, 4e trimestre 2004, p. 21
4 Valère NOVARINA, Devant la parole, Paris, POL, 1999, p. 25