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lundi 20 juin 2016

Performance du texte et comédiens

Retour sur la rumination des performances du texte.
Après un entracte plus généraliste et une petite pause poétique, je recentre ma rumination sur La Maison de Matriona et Réparer les vivants.
Dans les deux cas, le texte sur scène et le texte écrit par les romanciers sont identiques (au mot près).
Dans les deux cas, un texte pur, non écrit pour le théâtre. Dans les deux cas, un projet monté à l'envers. J'entends par là, nés du désir d'un comédien.
Emmanuel Noblet se passionne pour le roman de Maylis de Kerangal au point de vouloir l'assumer sur scène. Fred Pougeard rêve de « dire » (on se souvient qu'il est avant tout conteur et diseur) la nouvelle de Soljenitsyne. Il rencontre Alycia Karsenty qui est en train de travailler sur le texte dont elle a obtenu une nouvelle traduction. Un collaboration se met en place qui aboutit à la lecture intermédiaire (magnifique) à laquelle j'ai assisté.
Une demande de comédiens donc. Souvenir d'un cours de Julia Gros de Gasquet à l'Institut d'Etudes Théâtrales. Elle s'interrogeait sur la révolution du théâtre romantique : ne s'agissait-il pas, à l'origine des pièces, du besoin, de l'envie des comédiens d'apporter sur scène une représentation plus naturelle des sentiments, à l'image de ce qui se passait dans le roman naissant et dans la poésie ? Les grands auteurs de théâtre du début du XIX ème siècle sont aussi des poètes qui ont marqué leur époque.
N'assistons-nous pas de la même manière à un appel des comédiens ? A leur besoin de textes « à mâcher », de mots à se mettre dans la bouche et à offrir dans leur essence de mots, dans leur confrontation, leur affrontement. Quitte à refuser la mise en scène devenue plus que jamais la « mise en trop »(cf Vinaver). Retour de « sire la Verbe » ? Pourquoi pas, mais avec un glissement de ce « Verbe » arraché à une autre forme d'écriture qui s'autorise la description, le commentaire et la troisième personne. Cela n'est pas nouveau, on peut se souvenir de « O ma Solange comment t'écrire mon désastre, Alex Roux » de Noëlle Renaude qui a commencée à être jouée au début des années 2000.
Besoin des comédiens de reconquérir le plateau ? Besoin de ces mêmes comédiens de retrouver la jeu (en variant des personnages assumés et non incarnés, en cherchant un rapport immédiat avec le spectateur) ?
Le texte La vie obscure de Jospeh Danan, publié comme « roman » m'avait déjà donné le sentiment d'être un texte conçu pour la scène. (voir article antérieur).

Un spectacle écrit par le poète Pierre Soletti est programmé dans les prochains mois. Auguste ne sait plus grand chose du monde est un monologue, un travail en collaboration avec un comédien-lecteur. Sa représentation nous en apprendra certainement davantage sur l'évolution des performances du texte. …..

mercredi 15 juin 2016

le Verbe au théâtre (fin)

Cette parole, ce verbe représentent également une forme d'offrande. Le texte oralisé par l 'interprète se donne aux auditeurs. Par cette médiation, il accède au public par une moyen détourné plus efficace. L'oralisation le rend présent, lui donne une existence sensible.
« [le texte] produit en moi le meilleur plaisir s'il parvient à se faire écouter indirectement. »1
Je ne dis pas qu'il est en attente de ce passage par la voix et qu'il n'existerait pas sinon, mais sa profération assure une transmission qui ressort à la fois du don et de l'acte sacré. Deux citations de Valère Novarina, extraites d'ouvrages différents corroborent cette hypothèse : « la parole ne se communique pas comme une matière marchande, comme une denrée, comme de l'argent, elle se transforme, elle parle et elle donne. »2 et
« L'acteur offre le langage à chair ouverte »3
La parole est d'autant plus offrande dans les spectacles adramatiques qu'elle est livrée dans une spontanéité et un manque de recherche (parfois très étudié), dans un naturel qui l'enrichit de ses faiblesses et de ses imperfections. La parole est la voix de la confidence, de l'aveu, du secret partagé. La parole arbore un statut de vérité, dans ce don du texte (même si depuis toujours elle a pu plus facilement mentir que les images).

La parole et le verbe, pourtant représentatifs par excellence du lyrique et de l'épique, se révèlent les porteurs de la théâtralité, les éléments qui vont conférer paradoxalement le statut de théâtre à ces formes non dramatiques à l'origine, comme semblent le confirmer Geneviève Jolly et Muriel Plana « Qu'elle soit, ou non, écrite ou conçue pour (ou sur) la scène, [la parole que fait entendre l'acteur] détient déjà une théâtralité. »4
« Si la langue n'est plus le lieu du jeu et de sa mise en danger, à quoi bon le théâtre? »5 constate Serge Rezvani.
S'il y a communication, communion théâtrale, on sait combien la notion est usée, elle naît de la parole, du verbe et par conséquent de son support, le texte proféré.
Denis Guenoun imaginait trois issues possibles à la crise du drame : la restauration du drame, la langue devenue centrale (« exposer une théâtralité nue, somptueuse et ruinée, de la langue »6) et la multiplication des « dramaticules ». Les spectacles adramatiques fondés sur le texte et la parole, dans le succès qu'ils rencontrent auprès de leur public, semblent le confirmer.

 1Roland BARTHES, Le plaisir du texte , (s.l.), Editions du Seuil, 1973, p.23
2Valère NOVARINA, Devant la parole, Paris, POL, 1999, p. 27
3Valère NOVARINA, « lire à 300 yeux, réponses à 13 questions de Jean-Marie Thomasseau » in Théâtre, le retour du texte ? Littératures n° 118, p. 9
4 Geneviève JOLLY, Muriel PLANA, « théâtralité » in Poétique du drame moderne et contemporain, Paris, Etudes Théâtrales n° 22, 2001, p. 125 
5Serge REZVANI, Théâtre: dernier refuge de l'imprévisible poétique. Arles, Actes Sud papiers, 2000, p. 115

6 Denis GUENOUN,,Actions et acteurs, raisons du drame sur scène, Paris, Belin, coll. L'extrême contemporain, 2005, p. 28)

lundi 13 juin 2016

Le Verbe au théâtre (5)

Mais cette puissance peut avoir sa contre-partie, c'est la constatation que fait Serge Rezvani : « Soit on détend par l'oralité des textes faits pour la réflexion, le silence et la recherche approfondie ; soit on endort, jusqu'à l'hypnose profonde parfois, la pensée en produisant du pur bougé. »1
Quoiqu'il en soit, le théâtre et plus spécialement les spectacles fondés sur le texte et la parole « réalise[nt] cette opération dans laquelle une communauté réunie accepte ce débordement et regarde sa langue sans se résoudre à la solution facile du sens -autrement dit, dans une entrée spirituelle qui n'est pas forcément d'ordre confessionnel »2

Cette dernière citation insiste en partie sur la « communauté réunie » par l'acte de parole, proférée et écoutée. Il ne faut pas négliger le rôle unificateur de cette parole, de ce verbe autour du texte qui soude l'assemblée des participants. Denis Guénoun constate : « Comme si, au théâtre, il n'y avait finalement rien d'autre à entendre que l'écoute, comme si la voix de l'acteur n'était en somme que le bruit produit par l'attention des spectateurs, la musique de leur écoute. »3
Paul Zumthor avait avancé une idée assez similaire à propos de la poésie dite : « Le son vocalisé va de l'intérieur à l'intérieur, lie sans autre médiation deux existences »4

C'est aussi le cri global de la meute qui marque son appartenance au groupe.
« Etre-ensemble dans l'ambiance vocale constitue une sorte de partage . »5 « le partage phono-esthétique est affectif : la qualité de l'ambiance vocale affecte les sujets ».6

1 Serge REZVANI, Théâtre: dernier refuge de l'imprévisible poétique. Arles, Actes Sud papiers, 2000, p. 123
2Christian SCHIARETTI, « théâtre et poésie », in Etats provisoires du poème N°10, Le Chambon-sur-Lignon, TNP / Cheyne, 2010, p. 159
3 Daniel MESGUICH, L'éternel éphémère, Verdier, 2006 (2ème édition), p. 31
4 Paul ZUMTHOR, Présence de la voix, introduction à la poésie sonore, Paris, Le Seuil, 1983, p. 14
5Herman PARRET, La voix et son temps, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p. 143

6Herman PARRET, La voix et son temps, Bruxelles, De Boeck Université, 2002, p. 143

lundi 6 juin 2016

Le Verbe au théâtre 4

La voix va donner vie et puissance aux mots, lui conférer les pouvoirs d'un charme (carmen, le chant en latin).« Chez l'homme, la voix qui chante s'entend sous la voix qui parle. »1 Les sirènes séduisent par la voix et les muses inspirent par leur voix, leur souffle. Le plaisir du conteur est un plaisir de séduction et puissance, plus fort assurément que celui que peuvent éprouver parfois les comédiens dans certains rôles. Paul Zumthor évoque « le plaisir de conter, plaisir de la domination, associée au sentiment de piéger celui qui écoute, capté de façon narcissique dans l'espace d'une parole apparemment objective. »2 La présence dominante de la voix détourne le spectacle du dramatique vers l'épique, parfois pour les poètes du tango ou Ta peau ici, vers le lyrique.
La voix et la parole sont devenues des entités propres du spectacle. On sait depuis maintenant très longtemps, plus longtemps que pour l'image, les conserver et les transmettre. Elles ont retrouvé un degré d'existence aussi important que les autres éléments de la représentation, comme le confirme Sophie Herr : « Les techniques d'enregistrement sonore contribuent à isoler la voix de sa source et favorisent la conception de cette dernière comme matériau »3 Sophie Herr évoque surtout la voix-matériau dans les spectacles contemporains, où ,amplifiée et modifiée, elle s'intègre à un univers sonore plus complexe, mais il me semble possible d'élargir cette notion à tout le théâtre. Combien de comédiennes ou de comédiens nous sont autant reconnaissables par leur voix et leur phrasé que par leur visage ? Et nul doute que leur voix « fait théâtre ».
La parole est aussi le moyen de manifester l'existence du texte : « Ecoutez-moi, je suis le texte qui m'adresse à vous». Elle lui permet non seulement de nous interpeler mais aussi de venir nous toucher, par l'ouïe, et comme le remarque à nouveau Paul Zumthor cette « impression [est] d'autant plus puissante et refoulée que l'auditeur appartient à une culture prohibant davantage l'usage du toucher dans les relations sociales. »4
Quand le texte, comme dans Ta peau ici s'oriente vers une langue étrange ou étrangère, en l'occurrence des versets en arabe, l'aspect mystérieux de la profération s'accentue encore. De la parole du conteur ou du poète, on passe à celle de l'oracle, de l'aruspice. Le pouvoir magique des mots que maîtrisait Orphée, le poète mythique, se transmet à l'interprète. L'auditeur perd le fil du sens, il ne lui reste plus pour le guider que des modulations envoûtantes et la représentation devient « un lieu où l'homme se risque au plus mystérieux de lui-même par la parole proférée comme ultime moyen de découverte du profane sacré »5
Mais cette puissance peut avoir sa contre-partie, c'est la constatation que fait Serge Rezvani : « Soit on détend par l'oralité des textes faits pour la réflexion, le silence et la recherche approfondie ; soit on endort, jusqu'à l'hypnose profonde parfois, la pensée en produisant du pur bougé. »6
Quoiqu'il en soit, le théâtre et plus spécialement les spectacles fondés sur le texte et la parole « réalise[nt] cette opération dans laquelle une communauté réunie accepte ce débordement et regarde sa langue sans se résoudre à la solution facile du sens -autrement dit, dans une entrée spirituelle qui n'est pas forcément d'ordre confessionnel »7

1 Jacques DARRAS in « Le spectacle de la lecture » in Littérature, n° 138 , juin 2005, p. 50 à 71
2 Paul ZUMTHOR, Présence de la voix, introduction à la poésie sonore, Paris, Le Seuil, 1983, p. 14
3Sophie HERR, Geste de la voix et théâtre du corps, Paris, L'Harmattan, 2009, p. 16
4 Paul ZUMTHOR, Introduction à la poésie orale, Paris, Editions du Seuil, 1983, p. 193
5 Serge REZVANI, Théâtre: dernier refuge de l'imprévisible poétique. Arles, Actes Sud papiers, 2000, p. 14
6 Serge REZVANI, Théâtre: dernier refuge de l'imprévisible poétique. Arles, Actes Sud papiers, 2000, p. 123

7Christian SCHIARETTI, « théâtre et poésie », in Etats provisoires du poème N°10, Le Chambon-sur-Lignon, TNP / Cheyne, 2010, p. 159

Le Verbe au théâtre 3


Je poursuis la publication de la recherche d'une amie (voir les articles du 3 et du 6 juin)

On le sait, le dialogue de théâtre contemporain opère souvent une recherche sur la langue aux dépens d'une recherche sur le personnage psychologique, et souvent accorde « un primat de l'oralité – la parole vive, le dire pulsé par le rythme » 1 sur l'écriture narrative. La langue devient le projet d'écriture et le personnage, « une créature de langue qui se compose plus qu'il ne se construit »2 .
Aristote imaginait déjà, dans la Poétique, que la tragédie puisse se passer d'une représentation en mouvement et puisse exister, comme l'épopée, dans une lecture qui en ferait ressortir toute la qualité de construction.
L'oralisation des textes sollicite le spectateur intellectuellement et émotionnellement, et dans un élargissement des sens. « Lorsqu'on regarde un film muet, l'espace auditif ne connaît point de limites, inversement, en situation d'écoute d'une pièce radiophonique, l'horizon visuel ignore les frontières. »3
Parce que la voix suggère plus qu'elle ne résout le texte, elle ouvre les portes d'un théâtre mental.
« La voix est par excellence « objet » de théâtralisation, par son statut d'entre-deux. »4
« C'est elle [la parole] qui garantit la présence de l'énigme, c'est-à-dire que c'est elle qui insuffle au visible la forme de nouvelles visibilités »5
« le drame est tout entier dans l'esprit du spectateur qui fait surgir de son imagination »6 ce que le texte parlé suggère.
Nous sommes ici très proches de la formule initiée par Paul Claudel : «  l'œil écoute » pour titre d'un de ses ouvrages d'esthétique ou du titre complet «Les yeux bandés, l'œil écoute » qui recouvre les différentes interprétations aveugles que met en place Fabrice Melquiot.

Ce qui est donné à l'écoute des spectateurs est moins le texte lui-même que le fonctionnement de la langue et le style particulier de l'écriture, son rythme, les blocs de mots, ce que Novarina appelle « la chair des mots ». La voix nous fait entendre tout ce qui est dit, mais elle nous fait entendre aussi tout ce qui reste en suspens, tout ce que la parole ne nous livre pas, dans les silences, les hésitations, les maladresses... Le Verbe se manifeste par les paroles mais aussi par leur absence que le spectateur doit suppléer.« [la parole solitaire] permet de mettre en abyme l'acte théâtral, voire de représenter une abstraction de théâtre, entre incarnation et désincarnation du verbe, à l'instar du « théâtre pour les oreilles » décrit par Novarina, une parole qui fonctionnerait seule, indépendamment du corps dont elle émane. »7
Le texte se révèle encore matériau, mais seul matériau, puisque tout ce qui l'entourait a été supprimé. On assiste à la « monstration du texte comme écriture, comme matériau ».8« Le poème devient l'objet qui est là entre le l'acteur et le public et il est montré sous plusieurs facettes en même temps. »9



1Jean-Pierre RYNGAERT, Julie SIMON, Le personnage théâtral, décomposition, recomposition, Montreuil-sous-bois, Editions Théâtrales, p. 157
2Ibid p.157
3Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002, p.240
4 Helga FINTER « Théâtre expérimental et sémiologie du théâtre : la théâtralisation de la voix » in Théâtralité, écriture et mise en scène, sous la direction de Josette FERAL, Québec, Brèches, 1985, p. 146
5MJ Mondzain (voir cahier 5)*********
6Charles Van Lerberghe, programme des Flaireurs, cité par Odette Aslan, L'acteur au XX ème siècle ethique et technique,Vic la Gardiole, L'entretemps, 2005, p. 117
7 Lydie PARISSE«De Beckett, Tardieu Novarina au théâtre contemporain :la parole solitaire » in   Le monologue au théâtre (1950-2000), la parole solitaire, textes réunis par Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2006 , p. 191
8Christian BIET, Christophe TRIAU, Qu'est-ce que le théâtre ? Paris, Gallimard, Folio essais, 2006, p. 797

9 Denis PODALYDES in « Le spectacle de la lecture » in Littérature, n° 138 , juin 2005, p. 50 à 71

le Verbe au théâtre 2

(suite de l'article commencé le vendredi 3 juin)

Qu'est-ce que la voix, dans cette optique ? « Par une illusion constitutive pour la culture européenne, la voix semble surgie directement de l'âme. »1 déclare Hans-Thies Lehmann. La voix, c'est la manifestation du Dieu, de l'oracle, c'est le support de la sentence du juge au tribunal. Elle porte en elle une part de magie parce qu'elle s'appuie sur le souffle, l'  « anima » du latin, symbole de vie et d'âme. La voix est l'expression de l'âme et parce qu'elle s'appuie sur la respiration, elle nous donne l'impression de nous mettre en contact avec la part la plus intime du l'interprète, sans médiatisation.
« Voilà donc ce qu'ils viennent faire au théâtre : voir le passage du texte dans des corps. Curieuse idée. »2 , s'étonne Denis Guénoun, qui découvre dans le spectacle un « moment où, par l'oreille aussi, se fait l'épreuve de l'apparaître-là d'un corps- d'un souffle, d'une voix. »3
« Nous tenons qu'au théâtre, c'est la langue qui doit faire spectacle, principalement. »4 ajoute-t-il encore. « La langue fait spectacle, c'est à dire qu'elle se donne à voir et à entendre et qu'elle se donne à imaginer (qu'elle permet l'élaboration d'images mentales d'une indéniables subtilité) ». La langue devient le premier et peut-être le seul vrai personnage de la représentation .
« L'événement du théâtre, c'est premièrement l'avènement de la langue comme objet. »5 proclame Jean-Pierre Siméon. « Le plus exceptionnel de la langue au théâtre, c'est sans doute en effet, que, pour un coup, on la voit. »6
Homme de théâtre et poète se rejoignent sur cet avènement de la langue comme phénomène théâtral, étayés dans leur réflexion par une citation de Hans-Thies Lehmann, à nouveau :
« Si les aspects de la langue et du corps « collés » autrefois dans le théâtre se scindent, si l'interprétation d'un rôle et l'adresse au public sont traités en réalités autonomes, si l'espace sonore se distingue de l'espace de jeu, alors s'offrent de nouvelles chances de représentation à partir de l'autonomisation des niveaux particuliers. »7
Souvent comme le remarque cet auteur8, ces formes de spectacles s'orientent donc vers une « monologie », qui refuse la double communication, base du théâtre dramatique (acteur-acteur et acteur-public) pour se réduire à une forme de confidence, à sens unique, de l'acteur au public. Mais la parole d'un dieu n'est pas non plus dialogue.
Ce verbe et cette voix sont pourtant très éloignées des formes théâtralisées réclamées par le symbolisme, les rêves de Maeterlinck d'un acteur sans corps réduit à une voix, que reprennent des metteurs en scène contemporains comme Denis Marleau ou Claude Régy.



1Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002, p.240
2Denis Guenoun, L'exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la philosophie, Paris, Circé/poche, 1998, p. 34
3Denis Guenoun, L'exhibition des mots et autres idées du théâtre et de la philosophie, Paris, Circé/poche, 1998, p. 39
4Jean-Pierre SIMEON, Quel théâtre pour aujourd'hui ? Petite contribution au débat sur les travers du théâtre contemporain., Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007, p. 59
5Jean-Pierre SIMEON, Quel théâtre pour aujourd'hui ? Petite contribution au débat sur les travers du théâtre contemporain., Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007, p. 59
6Jean-Pierre SIMEON, Quel théâtre pour aujourd'hui ? Petite contribution au débat sur les travers du théâtre contemporain., Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2007, p. 60
7Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002, p. 74

8Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002, p.201

vendredi 3 juin 2016

Le Verbe au théâtre (1)


Ma rumination sur le texte au théâtre (cf article précédent) me conduit à publier à nouveau un extrait du mémoire réalisé par une amie... 


Hans-Thies Lehmann1 note que, si le théâtre visuel a dominé dans les années 1980, un rapprochement au texte s'effectue au cours des années 1990. Dans le théâtre postmoderne et postdramatique, l'importance du geste et du mouvement avait souvent conduit à une utilisation du texte comme matériau sonore, tournant résolument le dos au mot de Gaston Baty « sire le mot ».
Hans-Thies Lehmann va même plus loin, envisageant la possibilité d'une nouvelle ère de présence du texte pour lui-même. « Un théâtre avec des textes poétiques dans lesquels quasiment aucune action n'est illustrée, ne définit plus seulement une « extrême », mais une dimension primordiale de la nouvelle réalité du théâtre ». « Celle-ci naît d'une intention différente de celle d'être un revenant poétisé, même raffiné, le double d'une réalité autre . »2
Marie-Madeleine Mervant-Roux aboutit à une constatation semblable, à partir d'une analyse du travail de Claude Régy sur Mélancholia : « On a en quelque sorte affaire à un autre « texto centrisme » à un texto centrisme de type nouveau, consistant à développer ce qui appartient à l'écriture, ce qui en constitue le mouvement interne, à partir d'un fragment qui le contient et le condense ».3
Plus que du texte, je serais tentée, dans cette partie, de parler du Verbe, dans la mesure où le vocable englobe à la fois les mots et leur prononciation. La mise en voix importe autant que le texte lui-même dans les spectacles adramatiques objets de mon étude, car il est difficile de trouver une ligne commune, au niveau littéraire, aux textes qui servent de base à mon corpus de spectacles (textes poétiques, œuvres initialement dramatiques mais utilisées tronquées, dialogues écrits dans l'urgence d'un pari d'écriture).
La parole, le Verbe, revêt un caractère sacré dans nos civilisations. Dans la mythologie égyptienne, (selon la cosmogonie memphite), Ptah, le dieu créateur, imagina le monde par la pensée mais lui insuffla la vie en nommant ses créatures une par une. Dans beaucoup d'autres religions, la parole, le langage sont antérieurs à toute forme de vie : « Au début était le Verbe ». Dans la Genèse, Adam nomme les animaux créés par Dieu et leur donne ainsi une existence. Il y a une fonction « poétique », au sens « créateur », de la langue. La parole est ce qui fait naître pour nous les choses, qui les amène à notre connaissance (co-naissance). Parler les choses c'est les introduire dans notre vie, pour que nos existences deviennent concurrentes. Valère Novarina déclare même que « Les mots précèdent les choses ; au commencement il y a leur appel »4 Détruire l'union des hommes, c'est les condamner à ne pas se parler, à ne plus communiquer, comme dans la Tour de Babel.


1Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002

2Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002, p. 49
3Marie-Madeleine MERVANT-ROUX, Un dramatique post-théâtral? Des récits en quête de scène et de cette quête considérée comme forme moderne de l'action, in L'annuaire Théâtral , N° 36, 4e trimestre 2004, p. 21
4 Valère NOVARINA, Devant la parole, Paris, POL, 1999, p. 25

mercredi 1 juin 2016

critique de "réparer les vivants" mise en scène de Emmanuel Noblet

Réparer les vivants.
Non pas une réécriture dramatique mais une adaptation théâtrale, partition pour 1 seul interprète.
Inutile de présenter le roman de Maylis de Kerangal, qui a connu un succès mérité et dont une version cinématographique va sortir prochainement.
« Réparer les vivants » fait allusion à une citation de Platonov de Tchekhov, prononcée à la toute fin du spectacle, comme elle figure dans le livre.

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La version d'Emmanuel Noblet respecte à la fois la chronologie du texte et la course contre la montre pour la transplantation d'un organe d'un patient décédé à un patient en attente.
Le spectacle respecte aussi la foison de personnages et d'histoires individuelles qui gravitent autour de la mort cérébrale de Simon Limbres.
Un seul comédien sur scène, presque toujours en face à face avec le public. Pas d'accessoire ni de décor, ou si peu... Deux chaises qui se transforment ou qui ponctuent et rythment l'action.
L'écran de fond de scène martèle l'avance du temps, ou proclame le non-dit : les textes de lois, les mails, les dossiers...
Les personnages se succèdent, différents par une attitude, un geste, un vêtement, un accessoire, un jeu de lumière... dans une connivence partagée. « je deviens maintenant X... » « Tiens l'acteur nous montre maintenant X... et nous acceptons de le croire dans ce changement.» Par de sur-interprétation, une phrase du roman apporte le geste connoté ou les pensées qui animent le personnage. Il n'est donc pas utile de les montrer dans le jeu.
La force de ce spectacle tient surtout dans la volonté de restituer le roman dans son écriture. De ne pas en faire du théâtre. La tentation est présente : des voix off viennent dialoguer avec l'unique interprète. Des scènes sont rejouées, le comédien assumant les différents personnages (Juliette et Simon par exemple).
Non je le dis la force de ce spectacle est de ne pas être « théâtral » dans le mauvais sens du terme. Jamais, il n'est fait appel au pathétique, aux sentiments de la passion. Tout est en retenu. Le récit jouxte le dialogue, s'y mêle, sans dérouter le spectateur. On est presque à la limite du conte.
La voix dit, raconte et le corps vient la soutenir au besoin.
Le spectateur est posé sur scène, à la limite de la scène, dans son statut de spectateur et surtout dans son statut d'auditeur. Les personnages semblent parfois faire partie de lui et il se trouve alors confronté (sans avoir le droit d'oraliser son avis) aux choix, aux hésitations et aux décisions...

Réparer les vivants,