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lundi 6 juin 2016

Le Verbe au théâtre 3


Je poursuis la publication de la recherche d'une amie (voir les articles du 3 et du 6 juin)

On le sait, le dialogue de théâtre contemporain opère souvent une recherche sur la langue aux dépens d'une recherche sur le personnage psychologique, et souvent accorde « un primat de l'oralité – la parole vive, le dire pulsé par le rythme » 1 sur l'écriture narrative. La langue devient le projet d'écriture et le personnage, « une créature de langue qui se compose plus qu'il ne se construit »2 .
Aristote imaginait déjà, dans la Poétique, que la tragédie puisse se passer d'une représentation en mouvement et puisse exister, comme l'épopée, dans une lecture qui en ferait ressortir toute la qualité de construction.
L'oralisation des textes sollicite le spectateur intellectuellement et émotionnellement, et dans un élargissement des sens. « Lorsqu'on regarde un film muet, l'espace auditif ne connaît point de limites, inversement, en situation d'écoute d'une pièce radiophonique, l'horizon visuel ignore les frontières. »3
Parce que la voix suggère plus qu'elle ne résout le texte, elle ouvre les portes d'un théâtre mental.
« La voix est par excellence « objet » de théâtralisation, par son statut d'entre-deux. »4
« C'est elle [la parole] qui garantit la présence de l'énigme, c'est-à-dire que c'est elle qui insuffle au visible la forme de nouvelles visibilités »5
« le drame est tout entier dans l'esprit du spectateur qui fait surgir de son imagination »6 ce que le texte parlé suggère.
Nous sommes ici très proches de la formule initiée par Paul Claudel : «  l'œil écoute » pour titre d'un de ses ouvrages d'esthétique ou du titre complet «Les yeux bandés, l'œil écoute » qui recouvre les différentes interprétations aveugles que met en place Fabrice Melquiot.

Ce qui est donné à l'écoute des spectateurs est moins le texte lui-même que le fonctionnement de la langue et le style particulier de l'écriture, son rythme, les blocs de mots, ce que Novarina appelle « la chair des mots ». La voix nous fait entendre tout ce qui est dit, mais elle nous fait entendre aussi tout ce qui reste en suspens, tout ce que la parole ne nous livre pas, dans les silences, les hésitations, les maladresses... Le Verbe se manifeste par les paroles mais aussi par leur absence que le spectateur doit suppléer.« [la parole solitaire] permet de mettre en abyme l'acte théâtral, voire de représenter une abstraction de théâtre, entre incarnation et désincarnation du verbe, à l'instar du « théâtre pour les oreilles » décrit par Novarina, une parole qui fonctionnerait seule, indépendamment du corps dont elle émane. »7
Le texte se révèle encore matériau, mais seul matériau, puisque tout ce qui l'entourait a été supprimé. On assiste à la « monstration du texte comme écriture, comme matériau ».8« Le poème devient l'objet qui est là entre le l'acteur et le public et il est montré sous plusieurs facettes en même temps. »9



1Jean-Pierre RYNGAERT, Julie SIMON, Le personnage théâtral, décomposition, recomposition, Montreuil-sous-bois, Editions Théâtrales, p. 157
2Ibid p.157
3Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002, p.240
4 Helga FINTER « Théâtre expérimental et sémiologie du théâtre : la théâtralisation de la voix » in Théâtralité, écriture et mise en scène, sous la direction de Josette FERAL, Québec, Brèches, 1985, p. 146
5MJ Mondzain (voir cahier 5)*********
6Charles Van Lerberghe, programme des Flaireurs, cité par Odette Aslan, L'acteur au XX ème siècle ethique et technique,Vic la Gardiole, L'entretemps, 2005, p. 117
7 Lydie PARISSE«De Beckett, Tardieu Novarina au théâtre contemporain :la parole solitaire » in   Le monologue au théâtre (1950-2000), la parole solitaire, textes réunis par Florence Fix et Frédérique Toudoire-Surlapierre, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2006 , p. 191
8Christian BIET, Christophe TRIAU, Qu'est-ce que le théâtre ? Paris, Gallimard, Folio essais, 2006, p. 797

9 Denis PODALYDES in « Le spectacle de la lecture » in Littérature, n° 138 , juin 2005, p. 50 à 71