Je poursuis la publication de la recherche d'une amie (voir les articles du 3 et du 6 juin)
On
le sait, le dialogue de théâtre contemporain opère souvent une
recherche sur la langue aux dépens d'une recherche sur le personnage
psychologique, et souvent accorde « un primat de l'oralité –
la parole vive, le dire pulsé par le rythme » 1
sur l'écriture narrative. La langue devient le projet d'écriture et
le personnage, « une créature de langue qui se compose plus
qu'il ne se construit »2
.
Aristote imaginait déjà, dans la
Poétique, que la tragédie puisse se passer d'une représentation en
mouvement et puisse exister, comme l'épopée, dans une lecture qui
en ferait ressortir toute la qualité de construction.
L'oralisation
des textes sollicite le spectateur intellectuellement et
émotionnellement, et dans un élargissement des sens. « Lorsqu'on
regarde un film muet, l'espace auditif ne connaît point de limites,
inversement, en situation d'écoute d'une pièce radiophonique,
l'horizon visuel ignore les frontières. »3
Parce
que la voix suggère plus qu'elle ne résout le texte, elle ouvre les
portes d'un théâtre mental.
« La
voix est par excellence « objet » de théâtralisation,
par son statut d'entre-deux. »4
« C'est
elle [la parole] qui garantit la présence de l'énigme, c'est-à-dire
que c'est elle qui insuffle au visible la forme de nouvelles
visibilités »5
« le
drame est tout entier dans l'esprit du spectateur qui fait surgir de
son imagination »6
ce que le texte parlé suggère.
Nous sommes ici très proches de
la formule initiée par Paul Claudel : « l'œil écoute »
pour titre d'un de ses ouvrages d'esthétique ou du titre complet
«Les yeux bandés, l'œil écoute » qui recouvre les
différentes interprétations aveugles que met en place Fabrice
Melquiot.
Ce
qui est donné à l'écoute des spectateurs est moins le texte
lui-même que le fonctionnement de la langue et le style particulier
de l'écriture, son rythme, les blocs de mots, ce que Novarina
appelle « la chair des mots ». La voix nous fait entendre
tout ce qui est dit, mais elle nous fait entendre aussi tout ce qui
reste en suspens, tout ce que la parole ne nous livre pas, dans les
silences, les hésitations, les maladresses... Le Verbe se manifeste
par les paroles mais aussi par leur absence que le spectateur doit
suppléer.« [la parole solitaire] permet de mettre en abyme
l'acte théâtral, voire de représenter une abstraction de théâtre,
entre incarnation et désincarnation du verbe, à l'instar du
« théâtre pour les oreilles » décrit par Novarina, une
parole qui fonctionnerait seule, indépendamment du corps dont elle
émane. »7
Le
texte se révèle encore matériau, mais seul matériau, puisque tout
ce qui l'entourait a été supprimé. On assiste à la « monstration
du texte comme écriture, comme matériau ».8« Le
poème devient l'objet qui est là entre le l'acteur et le public et
il est montré sous plusieurs facettes en même temps. »9
1Jean-Pierre
RYNGAERT, Julie SIMON, Le personnage théâtral, décomposition,
recomposition,
Montreuil-sous-bois, Editions Théâtrales, p. 157
2Ibid
p.157
3Hans-Thies
LEHMANN, Le Théâtre postdramatique,
Paris, L'arche, 2002, p.240
4
Helga FINTER « Théâtre expérimental et sémiologie du
théâtre : la théâtralisation de la voix » in Théâtralité,
écriture et mise en scène,
sous la direction de Josette FERAL, Québec, Brèches, 1985, p. 146
5MJ
Mondzain (voir cahier 5)*********
6Charles
Van Lerberghe, programme des Flaireurs,
cité par Odette Aslan, L'acteur au XX ème siècle
ethique et technique,Vic la
Gardiole, L'entretemps, 2005, p. 117
7
Lydie
PARISSE«De Beckett, Tardieu Novarina au théâtre contemporain :la
parole solitaire » in
Le monologue au théâtre (1950-2000), la parole solitaire,
textes réunis par Florence Fix et Frédérique
Toudoire-Surlapierre, Dijon, Editions Universitaires de Dijon, 2006
, p. 191
8Christian
BIET, Christophe TRIAU, Qu'est-ce que le théâtre ?
Paris, Gallimard, Folio essais, 2006, p. 797