Hannibal ! J'éprouvais un peu de
réticence à venir voir ce texte. Souvenir pesant des grandes pièces
historiques lourdes et encombrées. Personnages de marbre des
tragédies classiques, rigidifiés dans leurs toges de lin, même
relookés façon Gauthier (le couturier, pas l'écrivain).
Personnages grandiloquents et versifiant jusqu'à l'assoupissement
(de Hugo ou de Rostand). J'avais oublié que le XIXè siècle avait
aussi produit Lorenzaccio, et que certains auteurs tout comme Musset
avaient osé la dérision et le portrait à l'acide. Voilà la
surprise première de cet Hannibal de Grabbe qui brosse en
prémonition un portrait de notre Europe. Il y a assurément une
forme de Brecht (avec l'humour trop souvent négligé de cet auteur)
dans Hannibal. Pas de grandes phrases mais des allusion à
l'aigre-doux, à peine murmurées, que le spectateur perçoit parce
qu'il les espérait. Et la mise en scène va dans ce sens. C'est très
drôle parce que très ironique (au sens actuel) pas au sens
tragique. Étonnamment cette drôlerie surprend les spectateurs qui
ne savent pas que les grandes pièces ou les grands sujets
n'interdisent pas le rire. Indiscutablement aussi Jacques Bonnaffé
est le comédien qui profite le mieux de ce qu'offre une telle
écriture. Il en joue passant d'une nuance à l'autre, laissant
croire le pardon quand il condamne à mort et assumant la mort d'un
frère dans une fête paillarde, sans sur-jeu, dans un naturel qui
fait que le personnage (bien que très distancié) semble échapper à
la caricature dans laquelle finissent par s'abîmer beaucoup
d'autres. (Gisgon et Prusias surtout). Si la plupart des personnages
ressemblent aux plaques peintes qui constituent le décor, Hannibal
donne l'impression d'être de chair, animé d'une lucidité
omnisciente et agité de sentiments contradictoires, jouant autant de
la vérité que de l'auto-dérision qui le conduit consciemment dès
le début à l'issue. Il y a tout le temps jeu d'Hannibal qui semble
un marionnettiste ou un metteur de scène de sa propre histoire et
tout le travail de Bonnaffé se développe heureusement autour de cet
axe.
Hannibal-Bonnaffé diffère de celui de
mes études humanistes. Je l'ai découvert à un âge où l'on rêve
de héros, dans les textes de Tite Live ou de l'abbé Lhomond. Pensum
de traduction où l'on choisit le premier mot sur le Gaffiot, par
paresse ou par révolte.
Hannibal, lié à la mort de Jean Le
Poulain (comédien dénigré, mais très grand metteur en scène et
qui le premier m'a fait découvrir le théâtre contemporain et la
liberté de création qu'offre la direction d'acteurs. Combien de
fois à l'âge adulte, n'ai-je pas repensé à lui dans mon
travail). Je devais passer l'après-midi un oral de traduction. J'ai
ouvert l'enveloppe devant le journal télévisé de 13 h. Le
journaliste annonçait la mort de Le Poulain, l'enveloppe indiquait
« Portrait d'Hannibal ». Mon temps de préparation était
plus occupé de savoir quelle forme prendrait l'hommage au metteur en
scène que la vie d' Hannibal. « Et pater in se », « et
les traits de son père que l'on retrouvait en lui »,
déficience de notre langue face à la concision du texte latin,
déficience de la télévision à montrer de Le Poulain autre chose
que le guignol des pièces de boulevard. Ce fut mon dernier contact
avec le vrai Hannibal, que je redoutais avec des fantasmes de pueri
romani.
L'image d' Hannibal semble
d'ailleurs avoir été celle-là. Il ne fait pas partie des grands
preux des légendes du Moyen Age. Il faut attendre le baroque pour le
voir resurgir, triomphant dans les jardins de Versailles, ou sur une
toile Jouy « Le char de l'aurore » qui orna des salons
d'apparat. Pourquoi réapparaît-il si tardivement, et transfiguré :
devenu chef glorieux, alors que les texte romains en faisaient La
Bête terrassée par l'aigle romaine, et ce bien avant que Napoléon
lui demande de l'aide d'outre-tombe pour ses campagnes d'Italie... Et
le voici chez Grabbe en héros politique et romantique. … Et le
voici parce que Bonnaffé l'interprète chargé inconsciemment des
personnages passés que le comédiens a joués.
Faut-il relire Tite-Live ? Faut-il lire ce qu'en pense le comédien (site de la compagnie Faisan) ?