Une lecture, encore une. Je l'avais
dit : c'est mon cheval de bataille.
Dans une galerie d'art, au milieu de
photographies. Des extraits de l'écrivain américain Henry David
Thoreau. (Son texte le plus célèbre Walden sera adapté et mis en
scène cet hiver par Jean-François Peyret au Théâtre de la
Colline - il a déjà été joué en Avignon cet été - Dépêchez-vous : très peu de représentations à Paris).
Mais revenons à la lecture.
Des invités qui ont mangé sur place,
façon vernissage, rejoints par quelques spectateurs lambda, entrée
libre sur réservation.
Il y a dans un coin de la pièce un
micro (qui servira à peine)
Un comédien qui s'agite un peu avant
l'heure prévue. Transport de sacs en kraft débordant de papiers
chiffonnés, d'anciennes photocopies ou de cartes routières
réutilisées, de livres, de bouteilles et de canettes, d'étoiles en
bois (accrochées à deux planches grises maculées de blanc). Un
paquet de photocopies qui ont gardé les traces noires autour des
pages qu'elles reproduisent.
Il ressort , on n'entend plus que
sa voix qui chante dans le couloir, soutenue par un enregistrement
(dont on ignore la forme)
Le comédien entre finalement en
portant un plateau où s'entremêlent crayons et papiers froissés
dans un équilibre plus qu'instable.
La lecture s'organise. « Je n'ai
pas fait finalement de montage. » Les monceaux de papiers
froissés seraient donc les ébauches inabouties de cet essai. « J'ai
travaillé, mais je n'ai pas su choisir. » La barre se trouve
placée haut. Les textes qui seront lus seront donc un distillat ,
une quintessence de l'oeuvre de Thoreau, ceux qui surgiront des
meilleurs passages entre lesquels le comédien n'a pas fait son
choix. Une biographie rapide de l'auteur entre deux refrains
bourdonnés ou chantés, des sons imitant la nature. Serveur plus que
lecteur, il invite des spectateurs à prélever sur le plateau, dans
les sacs, jette quelques boulettes au hasard. Il en défroisse
quelques unes, en lit certaines, comme si les textes apparaissaient
aléatoirement. Vrai ou faux ? Quelle est la part exacte du
hasard ? Sommes-nous vraiment dans la prise de risque que
suppose ce type de performance ? Tout semble avoir été si
minutieusement préparé. Les textes ont été souvent recopiés
d'une main studieuse. Ils sont donc connus, pourtant, la voix semble
les lire pour la première fois. Elle hésite parfois, revient.
L'acteur se surprend à découvrir un sens qu'il ignorait, relit la
phrase avec une intention nouvelle, une analyse plus minutieuse et
plus ouverte de la phrase. « Nous construisons ensemble ce
moment » semble-t-elle nous dire. Et tout le monde joue
sincèrement le doute, avec cet abandon de celui qui sait que le
théâtre n'est que théâtre et qu'il le croit vrai pour cette
raison.
Le comédien demande au public de lire
en voisinage ou à haute voix. Il devient auditeur de son propre
spectacle.
Une spectatrice du premier rang a été
déclarée dépositaire, garante d'un témoignage de Stevenson qui va
servir de fil conducteur à la lecture, le comédien y revient
régulièrement. « Si vous voyez quelque chose d'intéressant
que je n'ai pas souligné, n'hésitez pas à le lire à haute voix ».
Sommes-nous dans l'ironie, l'auto-dérision, la sincérité ?
Tout se confond. Une seule chose submerge la complicité, la
communion qui règne dans la salle, et dont le texte n'est que la
catalyseur.
La fin de le lecture posée clairement
par le comédien laisse les spectateurs en manque, mais résignés,
parce que le moment passé ensemble a été si intense qu'il serait
presque indécent de le prolonger. Quelques chanceux partent avec un
autographe ambigu (Thoreau /le comédien) glané dans les
distributions.
Deux citations de Thoreau retenues dans
cette lecture pour mon point final et vous donner le regret de cette
performance :
« Il n'y a qu'un remède à
l'amour : aimer davantage. » Là, je souscris totalement.
Mais peut-on jamais guérir d'aimer quelqu'un ?
« Ceux que nous aimons nous
pouvons les haïr. Les autres nous sont indifférents ». Là,
je suis plus réticente. Je serais plutôt du genre « va, je ne
hais point ». Sauf peut-être, si c'est ceux que l'on aime qui
exigent notre haine, et encore on peut simuler pour leur sacrifier ce
dernier plaisir. Une réponse suggérée par Borges : « Tout existe
sauf l'oubli. »