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vendredi 26 août 2016

l'espace commun au théâtre (3)

L'espace commun est celui de la voix et de sa portée (naturelle le plus souvent). L'espace de la voix est circulaire et non frontal. « Dans l'espace acoustique, la notion de « cadre » n'a pas de sens »1 A distance égale, on entend bien de partout, la réciproque n'est pas défendable au niveau de la vue. Faut-il voir dans cette disposition une mise en jeu de la notion de l'espace sphérique développée par Artaud , dans le théâtre de la cruauté : « pas de scène, pas de salle, pas de limite » - les acteurs « sont au centre , et la circonférence n'est nulle part, il s'agit de la faire fuir à l'infini, englobant les spectateurs eux-mêmes, les prenant dans sa sphère illimitée. »
La proximité favorise aussi le rapport à la parole directe, l'espace de la confidence et de l'intimité, du vrai, de ce qu'on se dit les yeux dans les yeux. Alors que le lointain, c'est le monde de la scène d'ensemble du cinéma, du plan général, du panorama, de la vision généralisatrice de l'image, du son qui vient de manière technologique. Plus l'image est vaste, plus le son est véhiculé artificiellement, plus le spectacle s'apparente au cinéma, plus on se rapproche du son et lumière, plus on verse dans le domaine de l'illusion et plus l'importance du texte décroît. Marie-Madeleine Mervant-Roux2, évoquant un mise en scène par Mathias Langhoff de Lenz, Léonce et Léna, insiste sur la nécessité de ne pas placer les spectateurs trop loin. Parlant d'une scène à 40 m du public, elle dit « Bien loin d'installer le public dans son état normal de public de théâtre, [cette disposition] éveille chez le spectateur des sensations de faux théâtre comme on en voit au cinéma – ou de théâtre de cinéaste ».
Un autre élément unificateur d'espace intervient : la lumière qui éclaire de la même façon ceux qui jouent et ceux qui regardent, chacun à la vue de l'autre, dans une co-présence absolue. Nous sommes loin des deux espaces qui s'ignorent ou s'affrontent de la salle plongée dans le noir alors que la scène éclate de projecteurs. La dichotomie lieu où l'on joue et lieu où l'on regarde a tendance à se déliter. Les participants (acteurs et public) alternent la fascination du regard. Cette inversion est-elle déjà sous-jacente dans le croquis de Claude-Nicolas Ledoux « l'œil du théâtre de Besançon » où la salle, lieu du regard, devenait l'objet à regarder ?
L'impression de partage de l'espace provient en partie aussi de la parenté avec les performances. L'intervention de l'interprète s'enrichit de l'impact visible qu'elle exerce sur le public, du partage de l'expérience en train de se réaliser. « L'immédiateté d'une expérience partagée en commun par l'artiste et le public constitue le noyau de la performance. »3
La proximité enfin induit un esprit critique plus aiguisé et abat l'illusion, qui permet aux deux catégories de participants de sentir cette co-présence et peut-être d'en tirer plaisir.« Le rapprochement physique n'entraînant pas automatiquement un rapprochement psychologique mais pouvant tour à tour, selon le type de jeu, favoriser l'intimité ou créer une distance mentale. »4
Quand on est très près, « on perçoit avec une précision presque indiscrète les traces fugitives de l'interprète dans le personnage. »5 et l'on est arraché à l'illusion mais l'on retrouve la richesse d'une communauté à l'échelle humaine.

1Marie-Madeleine MERVANT-ROUX, L'assise du théâtre, pour une étude du spectateur, Paris, CNRS éditions, 1998, p. 161
2Marie-Madeleine MERVANT-ROUX, Un dramatique post-théâtral? Des récits en quête de scène et de cette quête considérée comme forme moderne de l'action, in L'annuaire Théâtral , N° 36, 4e trimestre 2004, p. 19
3Hans-Thies LEHMANN, Le Théâtre postdramatique, Paris, L'arche, 2002, p.216
4Marie-Madeleine MERVANT-ROUX, L'assise du théâtre, pour une étude du spectateur, Paris, CNRS éditions, 1998, p. 103

5Marie-Madeleine MERVANT-ROUX, L'assise du théâtre, pour une étude du spectateur, Paris, CNRS éditions, 1998, p. 104

l'espace commun au théâtre (2)

Spectateurs et acteurs se partagent donc dans les spectacles de mon corpus l'espace dans une proximité générée souvent par la petite taille des jauges. Quand les espaces et les distances s'avèrent plus vastes qu'une salle de 1000 places, il s'opère une relativisation à l'échelle du site ou de la manifestation : la placette d'Avignon (le festival et la proximité du Palais des Papes).
Les spectateurs habitués à l'intimité du salon où trône une télévision, véhicule le plus habituel de la forme spectaculaire, peuvent aussi trouver dans la proximité qu'offrent des salles de petite taille, une sensation de sécurité qu'ils ne connaissent pas toujours dans les grands amphithéâtres. Paradoxalement, la sensation va être analogue, dans le bal littéraire, qui accueille plus de spectateurs qu'un théâtre, parce que les individus sont confinés dans un espace clos, protégés par les guérites abritant les différents stands et parce que la mesure se prend par rapport à la place Saint-Sulpice et au-delà par rapport à la ville entière, présente dans le texte dit par les auteurs. L' huis-clos sécurise les interprètes et le public.
De la même manière, si la cinquantaine de spectateurs des « yeux bandés » s'installent dans une salle accueillant habituellement quelques 300 individus, ils sont regroupés sur le plateau derrière le rideau ouvert mais qu'on aperçoit encore nettement sur les côtés. Les chaises confortables, à l'assise en velours, remplacent les fauteuils des gradins.

Cette modification du rapport à l'espace a détourné la dernière partie des Poètes du tango en représentation de type dramatique. Les spectateurs serrés et debout des premières parties, sont arrivés dans une espace très imposant par la taille, trop vaste pour être vraiment partagé, avec une zone éclairée artistiquement. Au ralentissement de l'arrivée dans la salle de bal, a succédé un repli, puis un retrait sur une zone plus neutre (celle sur les amas de décombres) qui a nettement séparé interprètes et spectateurs, malgré quelques tentatives téméraires. 

Diderot, dans le Paradoxe du comédien, évoque l'anecdote d'une jeune femme qui joue avec succès pour des amis invités chez elle, mais qui essuie un échec cuisant sur une scène, échec corroboré par ses amis qui la jugent également médiocre. Diderot apporte la réponse suivante à cet illogisme : « à son rez de chaussée vous étiez terre à terre avec elle ... elle était vis à vis de vous.., tout était en proportion avec l'auditoire et l'espace. »1 L'expérience se déroulait alors « dans un salon où le spectateur est presque au niveau de l'acteur ».


1Denis DIDEROT, Le paradoxe sur le comédien, Paris, Gallimard, Folio, 1994, p. 99


L'espace commun au théâtre (1)

Une discussion récente me conduit à reprendre un passage du texte qui m'a été confié. La réflexion devrait se poursuivre dans les semaines qui viennent... en alternance avec d'autre formes d'écriture. 


  Si les spectacles du texte et de la parole nécessitent la mise en place d'un dispositif spécifique à chacun d'eux, et peuvent grâce à cette organisation de la représentation s'enrichir de l'investissement de lieux connotés, ils s'appuient aussi sur une redéfinition de l'espace de jeu et de regard.
La correspondance entre la distance qui sépare les spectateurs et les acteurs a fait l'objet de nombreuses études, notamment celles de Marie-Madeleine Mervant-Roux1. C'est à Odette Aslan que j'emprunte néanmoins la classification suivante des espaces : « A 45 cm, l'une de l'autre, deux personnes sont dans un espace intime ; jusqu'à 1 m 20 dans un espace personnel ; jusqu'à 3 m, dans un espace socio-consultatif ; à plus de 3m l'un de l'autre, ils sont dans un espace public. »2 Les distances dans la plupart des spectacles de mon corpus se situent souvent entre 1m 20 et 3 m, c'est dire qu'elles ne forment jamais un espace public. Elles peuvent parfois aussi se réduire à la création d'un espace intime (dans les Yeux bandés ou à certains moments de Ta peau ici.)
Cette proximité avec l'interprète contribue à une communication et à une réception différente. Il y a un sentiment « d'être ensemble », de « faire ensemble », un sentiment d'appartenance à une communauté spectatrice et théâtrale, très différent de ce que pouvait éprouver le public du XVIIème siècle, voyant quelques privilégiés sur scène.
Pendant toute la période classique en France, salle et scène étaient éclairées, parfois la salle même plus que la scène. L'acteur s'avançait vers la rampe pour saisir la lumière, pour s'y donner et s'assurer d'être vu par les spectateurs qui faisaient souvent autre chose (discussion, bataille, conversation, repas) au parterre. Les petits marquis installés sur les côtés du plateau, cherchaient plus à paraître qu'à suivre le spectacle. Pouvait-on cependant à l'époque parler d'espace partagé dans le même sens qu'aujourd'hui ? Non, je ne le crois pas. Si l'espace englobait les participants de la représentation, chacun y occupait une place précise, au vu des autres, mais sans pour autant établir un échange. (Rares étaient les comédiens qui abandonnaient la déclamation de leurs vers, pour répondre aux invectives d'un Cyrano de Bergerac, par exemple.)


1Marie-Madeleine MERVANT-ROUX, L'assise du théâtre, pour une étude du spectateur, Paris, CNRS éditions, 1998

2Odette ASLAN, L'acteur au XX ème siècle éthique et technique,Vic La Gardiole, L'entretemps, 2005, p. 376

lundi 22 août 2016

un théâtre des soliloques ? (2)

Dans les spectacles a-dramatiques, l'assemblage de textes disparates (le montage rhapsodique) ne crée pas la place pour un dialogue entre les personnages, dont le spectateur serait le témoin ignoré, placé de l'autre côté du mur abattu. Le principe du dialogue interpersonnel que Szondi1, et à sa suite Jean-Pierre Sarrazac, pose comme base du dialogue du drame ne peut être maintenu dans un contexte qui privilégie les paroles solitaires, ou les monodrames que peuvent constituer les poèmes et les chansons.
La double énonciation du texte devient bancale par l'absence du destinataire fictif, l'autre personnage du drame. Le seul dialogue à pouvoir s'établir s'installe entre le parleur et l'écouteur, c'est-à-dire entre l'acteur et le spectateur. Le parleur s'adresse à un partenaire fictif, nommé ou non, qui ne peut se réaliser que dans la présence corporelle du spectateur.
On peut constater que trois des spectacles de mon corpus reposent sur une parole solitaire Ta peau ici, Le Juke Box, Les poètes du tango, parce que composés de poésies, de chansons dont l’interprétation n'est confiée qu'à un comédien. S'il y a dialogue, ce ne peut être qu'entre les textes par un système d'écho ou de répons.
Face au jeu frontal du Bal littéraire, le spectateur éprouvait cette même sensation d'être le destinataire de la parole, qui en rebondissant sur lui, à la manière d'une balle de tennis, trouvait son vrai destinataire : le personnage du texte lu quelques mètres plus loin sur l'estrade.
L'absence de véritable dialogue, on sait qu'il connaît lui aussi une crise majeure dans le théâtre contemporain, contribue à assimiler les spectacles a-dramatiques de la parole au genre épique ou au genre lyrique et faire surgir dans notre esprit le souvenir des formes de spectacles primaires, des origines, celles des conteurs et des aèdes. Cette absence de dialogue grève l'illusion, la rend presque impossible. «Quand son interlocuteur (du personnage) n'est plus un autre personnage, mais le lecteur ou le spectateur, sans médiatisation du discours, l'illusion perd de sa force. »2


1 Peter SZONDI, Théorie du drame moderne, (s.l.) Circé (2006) (1ère édition 1956)

2Jean-Pierre Ryngaert, Julie Simon, Le personnage théâtral , p.86

un théâtre des soliloques ? (1)

Je reprends une part du travail confié par une amie sur les spectacles reposant sur le texte et la parole... Les performances du texte... 

Le monologue, après avoir connu un grand engouement dans le théâtre classique ou romantique où il constituait un passage de bravoure dont le comédien tirait gloire, avait traversé une période de désuétude. Odette Aslan1 voit dans l'apparition des pièces radiophoniques un renouveau de ce genre, base d'une forme de narration, qui pourrait aussi expliquer la forme souvent monologale que prend le spectacle adramatique de la parole.
La résurgence du monologue marque le théâtre contemporain et de nombreuses pièces actuelles, conçues comme des monologues s'appuient sur l'existence d'un interlocuteur muet que les mises en scène placent au sein du public.
Dans Le cas Jekyl de Christine Montalbetti, le docteur Jekyl s'adresse à plusieurs reprises à un ami, qui ne lui répondra jamais, dont l'évocation permet une adresse au public, une implication du public en témoin privilégié de la lutte croissante entre Jekyl et Hyde.
33 derniers soupirs de Fabrice Melquiot, monologue également, joue en permanence sur l'adresse à un public identifié,(celui de la salle), tout comme Commission centrale de l'enfance de David Lescot.
Peu de ressemblances subsistent entre le monologue de l’œuvre classique et celui auquel on assiste sur les scènes d'aujourd'hui.
La forme monologale a perdu la vertu démonstrative ou réflexive des grands textes classiques. Il ne s'agit plus d'un exercice de rhétorique, pause dans l'action, moment discursif, temps de parole aussi mais de raisonnement adressé on ne sait vraiment à qui, moment de bravoure où le spectateur, s'identifiant au personnage parlant, prenait l'occasion de s'interroger sur sa psychologie ou ses émotions. De son ancêtre classique, elle garde peut-être l’ambiguïté de l'énonciateur.
Je me suis demandée, sans trouver la réponse, s'il y avait corrélation entre le retour du monologue et l'engouement du public pour les spectacles de la parole, et le cas échéant, dans quelle proportion l'un influençait l'autre.



1Odette Aslan, L'acteur au XX ème siècle ethique et technique,Vic la Gardiole, L'entretemps, 2005, p. 228

mardi 9 août 2016

l'écran de papier

Je reprends ma rumination sur l'écran dans les racontées / contées et dans les lectures de façon plus générale. On se souvient (article du 14 septembre 2015 ) que le point de départ de cette rumination était le cri réprobateur d'un ami comédien.
Je vais m'intéresser au support papier aujourd'hui.
Le support papier est-il un écran et si oui quel type d'écran ?
Je pense qu'il faut éliminer dès le départ la notion de récepteur d'une projection issue des spectateurs. La taille des documents ne constitue pas une surface assez large pour accueillir l'imaginaire individuel et collectif du public.
Dans les contées, il me semble que la présence d'un support (livre ou papier) est une barrière infranchissable entre le performeur et son public. Le conte appartient à la tradition orale, il fait partie de ce que mes amis conteurs appellent « le théâtre de la voix ». Le regard doit constamment (hors quelques mouvements transférés sur une micro-interprétation du personnage) être en prise avec le public. Quant aux bras, ils sont souvent investis dans l'interprétation de façon mimétique ou pour capter l'attention, l'imaginaire. Les bras et les mains racontent parfois autant que la voix. Il est impossible dès lors d'envisager de les encombrer d'un livre ou d'une feuille de papier. De plus on attend d'un conteur, non pas une version universelle des mots, mais une vision personnelle du conte. Le conte ne peut pas être récité, il ne peut donc pas non plus être lu.
Le problème est différent dans les lectures (poésie, œuvres romanesques, théâtre).
J'ai assisté dernièrement à la lecture publique d'une pièce de théâtre par son auteur. Le livre était présent évidemment, cautionnant l'auteur et justifiant sa présence. Nous écoutions sa lecture, mais le regardions lire. Par moments, il posait le livre pour reprendre contact avec nous, dans des digressions destinées à commenter un passage difficile, mais surtout à maintenir un contact public- lecteur.
Souvenir aussi de lectures de poèmes, de textes courts. Le livre est le garant de la parole juste, le détachement du livre pour un contact visuel se fait progressivement. Le livre est présent autant que le lecteur. La voix est différente de celle d'un récitant, tributaire du texte écrit qu'elle sert dans son identité de texte écrit.
Souvenir aussi de feuilles volantes choisies au hasard au cours d'un spectacle comme support de la lecture. Là non plus, je ne garde pas l'impression d'un écran, mais plutôt celle d'un cadeau préparé. Le comédien a eu le temps de sélectionner des textes en pensant au public à venir, et la feuille en est la preuve. Regarde-t-on plus la feuille ou le comédien ? Je ne saurais le dire, il faudrait faire une observation en situation en ayant soin de se retirer en tant qu'auditeur. Je m'imagine plutôt que la feuille devient surface commune et que le lecteur est le médiateur de l'écrit de cette feuille à laquelle tous ne sauraient avoir accès collectivement. Elle est le point où se focalise la convention de donner /assister à une lecture, la base de la communion, de l'empathie des deux parties.
Si la feuille de papier ou le livre sont écrans, ils le sont entre les différents intervenants d'une lecture. Il y a quelques années au festival de Grignan, une comédienne et un comédien lisaient un échange épistolaire entre un savant et une une princesse. La comédienne avait appris le texte et faisait semblant de le lire, la lettre en papier devenait un élément de son jeu scénique. Le comédien jouait le jeu de la lecture et semblait découvrir, déchiffrer le texte qu'il avait sous les yeux. Totalement absorbé par les feuilles, il ne recevait pas le regard de la comédienne et ne lui répondait pas. Très vite la comédienne s'est agacée, chiffonnant la lettre qu'elle venait de lire et s'en servant comme projectile pour attirer l'attention de son partenaire. Cela a donné un intérêt supplémentaire à la pièce. L'incident a renforcé les rapports des personnages : l'indifférence du savant et le dépit royal de la femme. Le papier faisait écran, mais pas avec les spectateurs.