L'espace
commun est celui de la voix et de sa portée (naturelle le plus
souvent). L'espace de la voix est circulaire et non frontal. « Dans
l'espace acoustique, la notion de « cadre » n'a pas de
sens »1
A
distance égale, on entend bien de partout, la réciproque n'est pas
défendable au niveau de la vue. Faut-il voir dans cette disposition
une mise en jeu de la notion
de l'espace sphérique développée par Artaud , dans le théâtre de
la cruauté : « pas de scène, pas de salle, pas de limite »
- les acteurs « sont au centre , et la circonférence n'est
nulle part, il s'agit de la faire fuir à l'infini, englobant les
spectateurs eux-mêmes, les prenant dans sa sphère illimitée. »
La
proximité favorise aussi le rapport à la parole directe, l'espace
de la confidence et de l'intimité, du vrai, de ce qu'on se dit les
yeux dans les yeux. Alors que le lointain, c'est le monde de la scène
d'ensemble du cinéma, du plan général, du panorama, de la vision
généralisatrice de l'image, du son qui vient de manière
technologique. Plus l'image est vaste, plus le son est véhiculé
artificiellement, plus le spectacle s'apparente au cinéma, plus on
se rapproche du son et lumière, plus on verse dans le domaine de
l'illusion et plus l'importance du texte décroît. Marie-Madeleine
Mervant-Roux2,
évoquant un mise en scène par Mathias Langhoff de Lenz,
Léonce et Léna,
insiste sur la nécessité de ne pas placer les spectateurs trop
loin. Parlant d'une scène à 40 m du public, elle dit « Bien
loin d'installer le public dans son état normal de public de
théâtre, [cette disposition] éveille chez le spectateur des
sensations de faux théâtre comme on en voit au cinéma – ou de
théâtre de cinéaste ».
Un
autre élément unificateur d'espace intervient : la lumière qui
éclaire de la même façon ceux qui jouent et ceux qui regardent,
chacun à la vue de l'autre, dans une co-présence absolue. Nous
sommes loin des deux espaces qui s'ignorent ou s'affrontent de la
salle plongée dans le noir alors que la scène éclate de
projecteurs. La
dichotomie lieu où l'on joue et lieu où l'on regarde a tendance à
se déliter. Les participants (acteurs et public) alternent la
fascination du regard. Cette inversion est-elle déjà sous-jacente
dans le croquis de Claude-Nicolas Ledoux « l'œil du théâtre
de Besançon » où la salle, lieu du regard, devenait l'objet à
regarder ?
L'impression
de partage de l'espace provient en partie aussi de la parenté avec
les performances. L'intervention de l'interprète s'enrichit de
l'impact visible qu'elle exerce sur le public, du partage de
l'expérience en train de se réaliser. « L'immédiateté
d'une expérience partagée en commun par l'artiste et le public
constitue le noyau de la performance. »3
La
proximité enfin induit un esprit critique plus aiguisé et abat
l'illusion, qui permet aux deux catégories de participants de sentir
cette co-présence et peut-être d'en tirer plaisir.« Le
rapprochement physique n'entraînant pas automatiquement un
rapprochement psychologique mais pouvant tour à tour, selon le type
de jeu, favoriser l'intimité ou créer une distance mentale. »4
Quand
on est très près, « on perçoit avec une précision presque
indiscrète les traces fugitives de l'interprète dans le
personnage. »5
et l'on est arraché à l'illusion mais l'on retrouve la richesse
d'une communauté à l'échelle humaine.
1Marie-Madeleine
MERVANT-ROUX, L'assise du théâtre, pour une étude du
spectateur, Paris, CNRS
éditions, 1998, p. 161
2Marie-Madeleine
MERVANT-ROUX, Un dramatique post-théâtral? Des récits en quête
de scène et de cette quête considérée comme forme moderne de
l'action, in L'annuaire
Théâtral , N° 36, 4e
trimestre 2004, p. 19
3Hans-Thies
LEHMANN, Le Théâtre postdramatique,
Paris, L'arche, 2002, p.216
4Marie-Madeleine
MERVANT-ROUX, L'assise du théâtre, pour une étude du
spectateur, Paris, CNRS
éditions, 1998, p. 103
5Marie-Madeleine
MERVANT-ROUX, L'assise du théâtre, pour une étude du
spectateur, Paris, CNRS
éditions, 1998, p. 104