J'ai choisi pour bâtir ma
réflexion et pour alimenter d'exemples ce mémoire de master cinq
spectacles, très différents les uns des autres. Ils s'échelonnent
sur une dizaine d'années et se sont déroulés dans des conditions
très disparates. Il serait facile de croire, si l'on voulait les
comparer dans leur simple présentation, à une dispersion et un
éparpillement. Je vais m'efforcer dans le développement de ce
mémoire de démontrer combien ils sont parents et combien ils
tendent tous dans une direction qui est la recherche ou
l'exploitation d'une nouvelle théâtralité.
On remarquera que trois d'entre
eux ont eu lieu à Reims, dans le cadre du Centre Dramatique
Nationale « La Comédie de Reims » et qu'un quatrième,
bien qu'ayant eu lieu à Paris, était animé par plusieurs membres
du collectif artistique formé à Reims pour la création de ce type
de spectacle.
Le passage de Christian Schiaretti
et la résidence, à sa demande, du poète Jean Pierre Siméon à
Reims semblent avoir créé dans la ville un besoin de ces formes
atypiques, qui après avoir surpris, ont trouvé un public, avant de
s'expatrier heureusement vers d'autres théâtres.
J'ai
pris l'option de ne pas traiter de la lecture publique. D'une part
parce que le thème a déjà été abordé dans d'assez nombreuses
publications (un numéro de Théâtre(s) en Bretagne lui est
exclusivement consacré) ; d'autre part, parce que les lectures se
sont largement vulgarisées ces dernières années, devenant un
phénomène de mode, reconnu officiellement comme un acte théâtral
(je n'en citerai comme preuve que la lecture des
Liaisons dangereuses
de Chaderlos de Laclos - dans l'adaptation de Samuel Becket Quartet
- par Jeanne Moreau et Samy Frey en Avignon en 2007, la lecture faite
par Olivier Cadiot dans la cour d'honneur du Palais des Papes en 2010
d'un de ses textes joué parallèlement dans le festival In (un
mage en été),
ou encore le travail plus ancien de Antoine Vitez sur les
Cloches de Bâle de
Louis Aragon, Catherine.
Des
festivals entiers de littérature ou de théâtre accordent une part
belle aux lectures, plus ou moins théâtralisées, « Paris en
toutes lettres » par exemple ; enfin, parce que la « lecture »
a aujourd'hui pris tant de formes différentes et touche un public si
diversifié dans des conditions si hétérogènes qu'elle mériterait
une étude spécifique, alliant littérature, histoire et sémiologie,
remontant par exemple aux dimanches que lui consacrait Jacques Copeau
au Vieux Colombier.
Venons en donc aux cinq
représentation qui constitueront mon corpus.
Le
premier spectacle choisi, intitulé, Les
poètes du tango, marquait
un des temps forts du festival « Reims à scène ouverte »
de 2006. Sa mise en scène et en espace déjà très élaborée
indiquait que Emmanuel Demarcy-Mota y voyait un spectacle digne de
porter sa signature : jeux de lumières dans les clairs-obscurs,
dominante de camaïeu de gris et de noir, lumières traitées en
faisceaux... Malgré le respect du temps de montage limité, règle
du jeu de ces rencontres autour de la poésie et de la langue, on
voyait nettement que le travail avait fait l'objet d'une attention
toute particulière. Je ne veux pourtant retenir de cette
représentation que ce qui lui échappait finalement. Je laisserai de
côté les alcôves ménagées où les comédiens récitaient leur
texte, les chansons et les danses réalisées dans la grande salle
finale, pour ne parler que des conditions strictes du spectacle.
Fin d'après-midi d'hiver, dans la
nuit qui tombe, nous attendions sous la neige et dans le vent qu'un
autocar du service municipal vienne nous prendre devant la porte du
CDN. La vérification des billets avait lieu sur le parvis. L'attente
et le froid déliaient les langues et soudaient les groupes d'anciens
combattants des spectacles précédents. Nous nous sommes engouffrés
finalement dans deux bus. Les véhicules ont parcouru un long trajet,
dont nous ne pouvions rien deviner à cause de la buée et de la
nuit. Les virages se succédaient malmenant les gens trop serrés.
Nous sommes arrivés devant ce qui semblait un entrepôt en ruines.
Pas de toit pour nous abriter et des murs écroulés qui ne nous
protégeaient guère de la bise. Nous nous sommes dirigés vers des
voix et des lumières aperçues un peu plus loin. Le public se
déplaçait d'un point à un autre au fur et à mesure de la
progression du spectacle. Nous étions transis. Soudain, une odeur de
cannelle, d'orange et de vin. Dans la salle suivante, nous nous
sommes précipités sur cette source de chaleur à prendre en soi, et
nous avons siroté notre boisson pendant que les acteurs continuaient
leur texte. Enfin nous sommes arrivés dans une salle digne d'un film
sur la fin des temps : des tables et des chaises grises ou couvertes
de linges blancs, des tissus blancs aussi sur les tas de gravats
amoncelés sur les côtés, gradins de fortune. Un accordéon jouait.
Les chants ont succédé aux récitations, certains acteurs
dansaient, bientôt suivis par les plus téméraires des spectateurs
(le tango ne s'improvise pas) pour un bal improbable alliant poésie
et rythmes latins. Les autocars qui nous attendaient à la sortie
nous ont ramenés très rapidement au CDN, beaucoup plus vite qu'à
aller, ne se perdant plus dans des détours superflus.