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mardi 9 août 2016

l'écran de papier

Je reprends ma rumination sur l'écran dans les racontées / contées et dans les lectures de façon plus générale. On se souvient (article du 14 septembre 2015 ) que le point de départ de cette rumination était le cri réprobateur d'un ami comédien.
Je vais m'intéresser au support papier aujourd'hui.
Le support papier est-il un écran et si oui quel type d'écran ?
Je pense qu'il faut éliminer dès le départ la notion de récepteur d'une projection issue des spectateurs. La taille des documents ne constitue pas une surface assez large pour accueillir l'imaginaire individuel et collectif du public.
Dans les contées, il me semble que la présence d'un support (livre ou papier) est une barrière infranchissable entre le performeur et son public. Le conte appartient à la tradition orale, il fait partie de ce que mes amis conteurs appellent « le théâtre de la voix ». Le regard doit constamment (hors quelques mouvements transférés sur une micro-interprétation du personnage) être en prise avec le public. Quant aux bras, ils sont souvent investis dans l'interprétation de façon mimétique ou pour capter l'attention, l'imaginaire. Les bras et les mains racontent parfois autant que la voix. Il est impossible dès lors d'envisager de les encombrer d'un livre ou d'une feuille de papier. De plus on attend d'un conteur, non pas une version universelle des mots, mais une vision personnelle du conte. Le conte ne peut pas être récité, il ne peut donc pas non plus être lu.
Le problème est différent dans les lectures (poésie, œuvres romanesques, théâtre).
J'ai assisté dernièrement à la lecture publique d'une pièce de théâtre par son auteur. Le livre était présent évidemment, cautionnant l'auteur et justifiant sa présence. Nous écoutions sa lecture, mais le regardions lire. Par moments, il posait le livre pour reprendre contact avec nous, dans des digressions destinées à commenter un passage difficile, mais surtout à maintenir un contact public- lecteur.
Souvenir aussi de lectures de poèmes, de textes courts. Le livre est le garant de la parole juste, le détachement du livre pour un contact visuel se fait progressivement. Le livre est présent autant que le lecteur. La voix est différente de celle d'un récitant, tributaire du texte écrit qu'elle sert dans son identité de texte écrit.
Souvenir aussi de feuilles volantes choisies au hasard au cours d'un spectacle comme support de la lecture. Là non plus, je ne garde pas l'impression d'un écran, mais plutôt celle d'un cadeau préparé. Le comédien a eu le temps de sélectionner des textes en pensant au public à venir, et la feuille en est la preuve. Regarde-t-on plus la feuille ou le comédien ? Je ne saurais le dire, il faudrait faire une observation en situation en ayant soin de se retirer en tant qu'auditeur. Je m'imagine plutôt que la feuille devient surface commune et que le lecteur est le médiateur de l'écrit de cette feuille à laquelle tous ne sauraient avoir accès collectivement. Elle est le point où se focalise la convention de donner /assister à une lecture, la base de la communion, de l'empathie des deux parties.
Si la feuille de papier ou le livre sont écrans, ils le sont entre les différents intervenants d'une lecture. Il y a quelques années au festival de Grignan, une comédienne et un comédien lisaient un échange épistolaire entre un savant et une une princesse. La comédienne avait appris le texte et faisait semblant de le lire, la lettre en papier devenait un élément de son jeu scénique. Le comédien jouait le jeu de la lecture et semblait découvrir, déchiffrer le texte qu'il avait sous les yeux. Totalement absorbé par les feuilles, il ne recevait pas le regard de la comédienne et ne lui répondait pas. Très vite la comédienne s'est agacée, chiffonnant la lettre qu'elle venait de lire et s'en servant comme projectile pour attirer l'attention de son partenaire. Cela a donné un intérêt supplémentaire à la pièce. L'incident a renforcé les rapports des personnages : l'indifférence du savant et le dépit royal de la femme. Le papier faisait écran, mais pas avec les spectateurs.