Je reprends ma rumination
sur l'écran dans les racontées / contées et dans les lectures de
façon plus générale. On se souvient (article du 14 septembre 2015 ) que le
point de départ de cette rumination était le cri réprobateur d'un
ami comédien.
Je vais m'intéresser au
support papier aujourd'hui.
Le support papier est-il
un écran et si oui quel type d'écran ?
Je pense qu'il faut
éliminer dès le départ la notion de récepteur d'une projection
issue des spectateurs. La taille des documents ne constitue pas une
surface assez large pour accueillir l'imaginaire individuel et
collectif du public.
Dans les contées, il me
semble que la présence d'un support (livre ou papier) est une
barrière infranchissable entre le performeur et son public. Le conte
appartient à la tradition orale, il fait partie de ce que mes amis
conteurs appellent « le théâtre de la voix ». Le regard
doit constamment (hors quelques mouvements transférés sur une
micro-interprétation du personnage) être en prise avec le public.
Quant aux bras, ils sont souvent investis dans l'interprétation de
façon mimétique ou pour capter l'attention, l'imaginaire. Les bras
et les mains racontent parfois autant que la voix. Il est impossible
dès lors d'envisager de les encombrer d'un livre ou d'une feuille de
papier. De plus on attend d'un conteur, non pas une version
universelle des mots, mais une vision personnelle du conte. Le conte
ne peut pas être récité, il ne peut donc pas non plus être lu.
Le problème est
différent dans les lectures (poésie, œuvres romanesques, théâtre).
J'ai assisté
dernièrement à la lecture publique d'une pièce de théâtre par
son auteur. Le livre était présent évidemment, cautionnant
l'auteur et justifiant sa présence. Nous écoutions sa lecture,
mais le regardions lire. Par moments, il posait le livre pour
reprendre contact avec nous, dans des digressions destinées à
commenter un passage difficile, mais surtout à maintenir un contact
public- lecteur.
Souvenir aussi de
lectures de poèmes, de textes courts. Le livre est le garant de la
parole juste, le détachement du livre pour un contact visuel se fait
progressivement. Le livre est présent autant que le lecteur. La voix
est différente de celle d'un récitant, tributaire du texte écrit
qu'elle sert dans son identité de texte écrit.
Souvenir aussi de
feuilles volantes choisies au hasard au cours d'un spectacle comme
support de la lecture. Là non plus, je ne garde pas l'impression
d'un écran, mais plutôt celle d'un cadeau préparé. Le comédien a
eu le temps de sélectionner des textes en pensant au public à
venir, et la feuille en est la preuve. Regarde-t-on plus la feuille
ou le comédien ? Je ne saurais le dire, il faudrait faire une
observation en situation en ayant soin de se retirer en tant
qu'auditeur. Je m'imagine plutôt que la feuille devient surface
commune et que le lecteur est le médiateur de l'écrit de cette
feuille à laquelle tous ne sauraient avoir accès collectivement.
Elle est le point où se focalise la convention de donner /assister à
une lecture, la base de la communion, de l'empathie des deux parties.
Si la feuille de papier
ou le livre sont écrans, ils le sont entre les différents
intervenants d'une lecture. Il y a quelques années au festival de
Grignan, une comédienne et un comédien lisaient un échange
épistolaire entre un savant et une une princesse. La comédienne
avait appris le texte et faisait semblant de le lire, la lettre en
papier devenait un élément de son jeu scénique. Le comédien
jouait le jeu de la lecture et semblait découvrir, déchiffrer le
texte qu'il avait sous les yeux. Totalement absorbé par les
feuilles, il ne recevait pas le regard de la comédienne et ne lui
répondait pas. Très vite la comédienne s'est agacée, chiffonnant
la lettre qu'elle venait de lire et s'en servant comme projectile
pour attirer l'attention de son partenaire. Cela a donné un intérêt
supplémentaire à la pièce. L'incident a renforcé les rapports des
personnages : l'indifférence du savant et le dépit royal de la
femme. Le papier faisait écran, mais pas avec les spectateurs.