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mercredi 4 février 2015

ma langue, quelle langue

L'homme a deux langues, deux langages qui ont chacun une source, un organe différent. (trois si l'on compte celle de ses rêves, mais celle-là n'use pas les mots, faite qu'elle est de battements de cœur et d'apnées).
L'homme a donc deux langues. La langue parlée et la langue écrite, me direz-vous. Je n'aime pas ces mots. Ils se concentrent sur la langue, comme si elle existait intrinsèquement, sans source et hors de toute genèse. Les langues s'inventent entre les feuillets du propre glossaire de chacun : la langue viande de Jean-Pierre Verheggen évoquant Artaud ou celle qui n'a pas d'os de Julien Blaine. Glossa c'est notre langue, Aristophane, Esope et Platon nous l'ont dit.
L'homme a donc bien deux langues : celle de la bouche et celle de la main. Je préfère les voir désignées par les deux organes qui en accouchent, tant elles gardent les marques de la matrice où elles prennent vie.
L'homme a deux langues qui ne se connaissent pas, ne se croisent pas.
La bouche parle les mots des quartiers populaires, se refuse à l'orthodoxie de la grammaire et de la syntaxe. Elle frôle le sibyllisme tout juste nécessaire à la compréhension, avalant les adverbes, redressant les inversions, se jouant des ellipses. Ses mots favoris sont truc, machin et faire. Elle s'encombre de euh et de réticences, proférant à l'occasion les mots comme ils se présentent, sans en vérifier la pertinence, uniquement parce qu'ils sont là immédiats et qu'ils veulent dire presque la pensée. Cette langue ne vise qu'une communication minimale, celle de la survie et des sentiments simples. Elle s'avoue souvent impuissante à rendre présente notre réalité propre. Souvent elle cède devant la tâche : « j'ai pas les mots » ou « tu vois » …
La langue de la main est autre. Quand ma main la parle, autour de la plume ou sur le clavier, j'ai l'impression que le stimulus qui l'engendre ne part pas de la même zone de mon cerveau, qu'elle ne puis pas dans le même lexique. Étrangement, cette langue semble trouver naissance au niveau du plexus, très loin dans le corps, avant de repasser par le cerveau qui n'en serait que le médiateur, l'intermédiaire entre son sens et la main qui la transcrit. La main ignore les mots de la la bouche . Si elle les retrouve, c'est par mimétisme., artificiellement. Elle s'acharne à interroger le réel et à vouloir le rendre sensible dans sa plus extrême subtilité. Les mots y rivalisent pour s'harmoniser à la moindre nuance, ils se chevauchent, se contredisent, s'enrichissent, se nourrissent, ne craignatn i l'accumulation ni les circonvolutions.
Je ne me verrais pas faire sortir de ma bouche la langue de ma main. Comment m'imaginer disant en ouvrant les volets « Si fort ce matin soufflait le vent »...
Je ne me verrais pas confiant à ma main la langue de ma bouche.
Seul le comédien/lecteur peut parler la voix de sa main entre deux lectures de textes d'auteur.

Seul le poète peut écrire la langue de sa bouche. A nouveau un clin d'oeil à Marcelline Desbordes-Valmore : « Gnia pas à dir' faut qu'tu manges quoiqu'tu vienn's d'avec les anges » (Amour partout)