L'homme a deux langues, deux langages
qui ont chacun une source, un organe différent. (trois si l'on
compte celle de ses rêves, mais celle-là n'use pas les mots, faite
qu'elle est de battements de cœur et d'apnées).
L'homme a donc deux langues. La langue
parlée et la langue écrite, me direz-vous. Je n'aime pas ces mots.
Ils se concentrent sur la langue, comme si elle existait
intrinsèquement, sans source et hors de toute genèse. Les langues
s'inventent entre les feuillets du propre glossaire de chacun :
la langue viande de Jean-Pierre Verheggen évoquant Artaud ou celle
qui n'a pas d'os de Julien Blaine. Glossa c'est notre langue,
Aristophane, Esope et Platon nous l'ont dit.
L'homme a donc bien deux langues :
celle de la bouche et celle de la main. Je préfère les voir
désignées par les deux organes qui en accouchent, tant elles
gardent les marques de la matrice où elles prennent vie.
L'homme a deux langues qui ne se
connaissent pas, ne se croisent pas.
La bouche parle les mots des quartiers
populaires, se refuse à l'orthodoxie de la grammaire et de la
syntaxe. Elle frôle le sibyllisme tout juste nécessaire à la
compréhension, avalant les adverbes, redressant les inversions, se
jouant des ellipses. Ses mots favoris sont truc, machin et faire.
Elle s'encombre de euh et de réticences, proférant à l'occasion
les mots comme ils se présentent, sans en vérifier la pertinence,
uniquement parce qu'ils sont là immédiats et qu'ils veulent dire
presque la pensée. Cette langue ne vise qu'une communication
minimale, celle de la survie et des sentiments simples. Elle s'avoue
souvent impuissante à rendre présente notre réalité propre.
Souvent elle cède devant la tâche : « j'ai pas les
mots » ou « tu vois » …
La langue de la main est autre. Quand
ma main la parle, autour de la plume ou sur le clavier, j'ai
l'impression que le stimulus qui l'engendre ne part pas de la même
zone de mon cerveau, qu'elle ne puis pas dans le même lexique.
Étrangement, cette langue semble trouver naissance au niveau du
plexus, très loin dans le corps, avant de repasser par le cerveau
qui n'en serait que le médiateur, l'intermédiaire entre son sens et
la main qui la transcrit. La main ignore les mots de la la bouche .
Si elle les retrouve, c'est par mimétisme., artificiellement. Elle
s'acharne à interroger le réel et à vouloir le rendre sensible
dans sa plus extrême subtilité. Les mots y rivalisent pour
s'harmoniser à la moindre nuance, ils se chevauchent, se
contredisent, s'enrichissent, se nourrissent, ne craignatn i
l'accumulation ni les circonvolutions.
Je ne me verrais pas faire sortir de ma
bouche la langue de ma main. Comment m'imaginer disant en ouvrant les
volets « Si fort ce matin soufflait le vent »...
Je ne me verrais pas confiant à ma
main la langue de ma bouche.
Seul le comédien/lecteur peut parler
la voix de sa main entre deux lectures de textes d'auteur.
Seul le poète peut écrire la langue
de sa bouche. A nouveau un clin d'oeil à Marcelline
Desbordes-Valmore : « Gnia pas à dir' faut qu'tu manges
quoiqu'tu vienn's d'avec les anges » (Amour partout)