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mercredi 11 mai 2016

Rhapsodie et performance du texte (1)

Je poursuis la publication d'un travail de recherche autour des spectacles " a-dramatiques", c'est à dire ceux qui reposent sur un texte non issu de la tradition théâtrale, ou non adapté pour le théâtre sous la forme d'une "pièce"... il peut s'agir de lectures, de montages poétiques,... (voir les articles parus précédemment) ... Je m'interroge sur le côté rhapsodique de ces spectacles ou leur parenté avec les "revues" du début du XXème siècle. 


Le chapitre que je vais aborder maintenant débouche de la question que je me suis posée sur le rapport que pouvaient entretenir les spectacles a-dramatiques avec la crise de la fable, crise majeure du théâtre actuel, crise qui correspond à celle de la représentation. De même que le public n'attend plus une mimesis stricte du monde, il n'attend plus une histoire racontée selon les principes d'autrefois.

Le cinéma et sa forme quotidienne, le film de télévision, ont vaincu sur ce plan le théâtre, même si la crise est antérieure à son apparition ; on sait que le théâtre de Strindberg et les « drames stations » ont porté une des premières attaques à la fable, attaques que les auteurs ultérieurs ont réitérées.

Le principe des spectacles adramatiques ne consiste pas en la création d'une unité entière, construite comme le bel animal de la Poétique d'Aristote, avec un début, un milieu, une fin, avec un schéma narratif dont les éléments s'enchaînent selon une modalité de cause à effet. L'apparence qu'ils adoptent repose sur le montage rhapsodique dont parle Jean-Pierre Sarrazac dans nombre de ses ouvrages1. Il s'agit pour les interprètes et les créateurs de provoquer des situations propres à permettre la parole, à la justifier. Les textes ou extraits s'agencent dans une logique qui précède le spectacle (composition par l'interprète qui offre une forme déjà élaborée) ou selon une forme aléatoire que commandent les interventions du public. Le plaisir naîtra de la rencontre de ces textes, de leur compatibilité ou des chocs que produit leur juxtaposition ou leur enchâssement.
Comme, de façon plus écrite, chez Valère Novarina ou parfois chez Michel Vinaver, ce théâtre oral « qui libère la scène de la traditionnelle logique du sens, pour en faire un espace d'incarnation ludique »2 nous renvoie vers le jeu pur du texte et de la parole, sans souci d'une logique narratrice.

Chaque « scène », chaque partie existe pour elle-même et pour ce qu'elle est, sans lien d'enchaînement logique avec ce qui suit ou qui précède. On peut éventuellement trouver des réminiscences ou des échos (dans le Bal littéraire notamment), mais s'il existe une continuité d'un texte à l'autre, elle tient de la personnalité de l'interprète ou de l'auteur chez qui l'on pioche les extraits.

Depuis Srindberg, le théâtre se conçoit plus comme succession de tableaux, fragments d'une vie qui se recompose dans le déroulement de la pièce. Le juke box, le bal littéraire, les poètes du tango adoptent une démarche créatrice similaire. La représentation, plutôt que fable continue, met en lumière des temps qui valent (pour les auteurs et les interprètes) l'intérêt de ce gros plan que suscite leur épiphanie à un moment de la représentation. Ce montage peut s'apparenter aussi au principe de la « revue » telle qu'elle fut imaginée par Erwin Piscator.


1On pourra se reporter entre autre à Jean-Pierre SARRAZAC, L'avenir du drame, Lausanne, edition de L'Aire, 1981, p. 24 - 47

2 RYNGAERT, Jean-Pierre, SIMON, Julie, Le personnage théâtral, décomposition, recomposition, Montreuil-sous-Bois, Editions théâtrales, 2006, p. 106