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samedi 23 mai 2015

un métier idéal : exhibitionniste

Un métier idéal est en réalité le titre d'un spectacle que tourne actuellement Nicolas Bouchaud. C'est un acteur prestigieux au palmarès époustouflant, aux rôles impressionnants, Il s'attaque pour ce spectacle à une oeuvre de John Berger, l'écrivain anglais. Si vous n'avez jamais lu un livre de lui, quittez ce que vous êtes en train de faire et précipitez-vous chez un libraire ou dans une médiathèque... 

John Berger utilise une langue magnifique qui parle. Il n'y a rien à faire que se laisser porter. Une langue merveilleuse de simplicité et de fluidité. Vous l'avez compris : bonne lecture... Cela vous semblera moins long que l'heure et demie pendant laquelle Nicolas Bouchaud glousse le texte. 

John  Sassal, le héros de Berger, est médecin, dans une campagne abandonnée. Il est au plus près des pauvres, des déshérités, de la misère profonde, même sociale. Bien loin de l’exhibitionnisme auquel nous confronte le plateau. 
Tout commence par un clin d’œil (énorme) à la salle. Le comédien appelle quelques personnes qui doivent lever la main. Il leur accorde quelques mots (on ne sait s'il s'agit d'un enseignant ou d'un médecin, ou si le comédien retrouve de vieilles connaissances). Rires diffus, gêne. Le comédien se montre. Il est bienveillant, jovial de façon forcée. Tout cela est très artificiel et n'annonce rien de bon. Souvenir d'un metteur en scène breton croisé dans le Nord : "se souvenir de l'humilité". Nicolas Bouchaud ne doit pas le connaître. 
La suite est à l'avenant de l'amorce du spectacle : on parade, on fait le roue... Le texte est gigantesque, le travail énorme. Quand on ne fait que des effets, on se fatigue beaucoup plus que quand on joue en profondeur. Le comédien met et retire une blouse blanche... Il s'adresse parfois directement au public avec des questions qui pourraient être celles d'un médecin, mais qui frappent les spectateurs dans leur intimité la plus profonde : "y a-t-il des choses dont vous avez honte". Là encore Nicolas Bouchard ne se sent pas concerné. Veut-il acquérir le public ? Attend-il une esquisse de réponse ? Le considère-t-il comme un interlocuteur ? Question rhétorique ? Vérifie-t-il que les spectateurs ne sont pas assoupis, anesthésiés ? ou au contraire teste-t-il les vertus soporifiques de son jeu ? 
On passe par moment à des souvenirs de répétitions. Le roi Lear (souvenez-vous que vous avez devant vous un comédien exceptionnel : Moâ ... ) 
Que devient le texte de John Berger ? 
Bouchaud fait monter sur scène une spectatrice du premier rang.  (je la connais de visage, déjà vue dans ne autre représentation ? sur scène ? ) Elle doit lire quelques vers d'une autre scène du Roi Lear. On n'entend rien. Il la corrige avec bienveillance, lui faire relire deux ou trois fois le texte en lui donnant des consignes précises. Il semble heureux des progrès réalisés. Il est un professeur d'exception et se masturbe l'ego. On n'a rien entendu. Il reprend avec une sorte de délectation existentielle les vers. Quelle chance nous avons de pouvoir l'écouter.. et quelle chance a cette "spectatrice" si innocente (elle ne sait pas porter sa voie) d'être l'élue. 
Une femme ne semble pas d'accord. Elle profite d'un moment de jouissance silencieuse sur le plateau, pour s'éclipser. A-t-elle atteint le point de nausée ou a-t-elle un réel malaise ? Sur scène le comédien abandonne immédiatement le personnage (l'avait-il vraiment endossé) pour s'adresser à elle. L'essentiel n'est pas la continuité du spectacle ou les 599 autres spectateurs. Il n'y a plus qu'elle, elle qui ose se soustraire à son pouvoir de séduction, qui ose ne plus le regarder, ne plus l'admirer. Alors les autres doivent être les témoins du crime de lèse-majesté. A moins qu'il ne s'agisse encore d'une comparse.... Tout semble imaginable dans ce fatras d'effets. 
Quel beau travail d'exhibitionniste... C'est rare d'attendre de degré pendant aussi longtemps.  
Etre exhibitionniste c'est une douleur. Imaginez-vous l'hiver nu avec juste un par-dessus, ou en été à devoir supporter l'inconfort d'un par-dessus malgré la chaleur. Etre exhibitionniste sur scène est encore plus difficile... et plus difficile encore pour les spectateurs : car on est prisonnier de son siège. Quelle chance vous avez eue Madame, d'être placée près de la porte de sortie.