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samedi 7 juin 2014

recoudre le théâtre


Je voudrais revenir sur l'aspect "décousu" qui dérange certains spectateurs des “36 nulles de salon”.

Je ne parlerai pas de décousu mais de recousu. Je vole l'expression à Jean-Pierre Sarrazac, qui j'en suis certaine, me le pardonnera. Cet immense penseur du théâtre contemporain et cet homme extraordinaire de simplicité et de gentillesse aime à comparer l'auteur de théâtre et le rhapsode antique. Il remonte dans cette comparaison à l'étymologie du mot grec : celui qui coud. L'auteur de théâtre est celui qui coud des textes, en laissant apparaître les coutures.

Cette image vaut surtout pour les auteurs de théâtre contemporain, post-moderne pour qui le schéma narratif prôné par Aristote, il y a plus de 2000 ans, s'avère impuissant, inadapté. Le théâtre contemporain s'arroge la prérogative de se libérer de toute forme narrative classique et de se chercher des nouveaux moyens pour rendre compte d'un monde nouveau.

Une des formes qu'il exploite depuis maintenant plus de 150 ans est la juxtaposition ou la superpositions de morceaux, de tronçons d'histoires. On a parlé de "tranches de vie". On peut remonter pour un essai de datation, au “chemin de Damas” de Stringberg.

On a aussi parlé de "théâtre de l'intime" , de théâtre du "tragique du quotidien".

Les auteurs des années 70 et 80 ont raffolé de cette forme qui consiste à focaliser le regard du spectateur sur des situations particulières où les personnages sont le plus riches. Dans mes pièces préférées de cette époque, figurent celles de Michel Vinaver, de Xavier Kroetz...

Il a pu s'agir de tableaux qui se succédaient, dans une forme encore proche de la fable. Mais aujourd'hui on a souvent abandonné le trame narrative elle-même, laissant place à des bribes de renseignements avec lequel le spectateur est libre de reconstituer une histoire ou non Et parmi les auteurs d'aujourd'hui qui pratiquent cette technique de décomposition - recomposition, de mélange de parcelles d'histoire recousues, je citerai Mouawad, Lagarce, Crimp, Minyana, Belbel, Foss et tant d'autres. Il faudrait parler de “Mère et Fils” de Joel Jouanneau, de “Ma Solange comment t'écrire mon désastre, Alex Roux” de Noëlle Renaude, de “L'instrument à pression” de David Lescot. Il faudrait citer tant de noms d'auteurs et tant de titres d'oeuvres que mon texte deviendrait encore plus fastidieux.

La trame dramatique, ce qu'autrefois on appelait "l'histoire" a disparu. L'unité de la pièce vient désormais de la récurrence de personnages, de phrases ou de situation.

Le télévision a vite vu le parti qu'elle pouvait tirer de cette forme. Si Jean Michel Ribbes nous a régalés avec “Palace”, que dire des actuels "Parents, mode d'emploi " "scènes de ménage'" ou "nos chers voisins" qui se disputent l'antenne à heure régulière. La forme est devenue caricaturale. La tranche de vie se limite à la mise en place d'un jeu de mot ou d'une saillie, suivie d'un commentaire mimique. Une porte ouverte à tous les clichés, les gags usés et connus. La réalisation technique demande un minimum de moyens et donc de coût. La rapidité d'enregistrement permet de concentrer les jours de tournage et de limiter les frais liés aux intermittents qu'on précarise davantage. Le public adore ces petites formes qui ont l'avantage de le distraire sans trop l'impliquer et qui correspondent à son besoin de rapidité, son habitude de zapper. On peut rire à bon compte et sans trop perdre de temps.

Il est évident que l'on ne peut pas attendre la même chose dans une représentation théâtrale, et la rhapsodie y est rarement source de grosse rigolade. L'humour n'est pas absent, mais il est rarement l'objectif premier de l'écriture. Même si l'on peut établir une comparaison latente avec les “Diablogues” de Roland Dubillard, autre auteur très attiré par l'exploitation de l'absurde. (lire éventuellement aussi : “où boivent les vaches”)

Le choix de Cabanis n'a rien donc de bien original. Il pousse sa recherche formelle en inscrivant chaque nulle dans une durée limitée, dans un nombre de répiques fixe et choisit de marquer ses coutures par une répétition "Dis Mario". Nous sommes dans un domaine mathématiques et géométrique : celui de la logique et de l'échiquier. Tout est ordonné (avec abscisse et ordonnée). Les “nulles” commencent toutes comme une recherche scientifique, une question qui pour les personnages tient de la question existentielle. “Dis-moi Mario”. Cette question vitale pour eux est si saugrenue et si invraisemblable qu'elle nous force à réagir (comique ou ironie – selon qu'on voit les personnages dans leur enfermement ou dans un monde ouvert). La résolution ou le refus de donner une solution marque la fin de la nulle de façon, je l'ai dit, mathématique et géométrique.

Quant à Jacques Bonnaffé qui assure la mise en scène, il fallait se douter que c'était cette contrainte de la forme qui l'intéresserait autant que le contenu. Et dans le contenu, il a privilégié visiblement la présence constante de l'absurde, la vanité des dialogues qui ne font plus avancer l'action (la fable a disparu). Il y a loin dernière tout cela, peut-être sans qu'il en soit pleinement conscient, le travail qu'il a mené sur les textes de Joseph Danan à la Ferme du Buisson il y a quelques années, son travail sur Ludovic Janvier (grand ami de Beckett), son travail sur Pierre Michon (et notamment “le Corps du Roi”, “les vies minuscules”) et ses collaborations avec Jean François Peyret.

Je trouve comme beaucoup de personnes qu'on ne peut pas regarder les “36 nulles de salon” sans éprouver un certain dérangement. Peut-être en raison de ce que le texte et les situations me disent de moi, de mes rappports avec ceux dont je partage la vie, de mon rapport avec l'image que je me projetais de moi, "quand j'avais vingt ans, crédule à mon génie, je croyais pauvre esprit qu'au monde je manquais... ami, le résultat, tu le vois : -un laquais". L'échec des personnages est peut-être mon échec et leur impossibiité au bonheur, mon incapacité à être heureuse. Nous sommes bien dans le théâtre du "Tragique du quotidien". On peut le regarder en face avec un sourire ou avec une vague angoisse... ou préférer la fuite pascalienne.




Dans cette réalisation Jacques Bonnaffé est totalement fidèle à sa devise “élitaire et pomme de terre”. Ceux qui acceptent ce paradoxe ne peuvent pas être déçus. D'autant que le jeu est exceptionnel par rapport à un texte si atypique.


On pourra lire deux autres articles sur le même sujet : critique 36 nulles de salon et critique 36 nulles de salon suite