ALEXANDRIE BRULAIT
Alexandrie
brûlait du même feu que Megara. Et l'âme de Térence devisait avec
les mots rendus à la vanité, comme autrefois elle avait regardé
les flammes emporter l'enfance de ses souvenirs en volutes âpres.
Alexandrie
brûlait d'impuissance, d'insouciance, d'arrogance.
Megara
succombait aux haines romaines, aux jalousies d'une Ville.
On
ne sait plus qui avait mis le feu à Alexandrie, mais l'incendie
durait. Alentour les yeux coulaient : fumée ou fureur. Pas assez
pour noyer les flammes.
Dans
les deux brasiers mourait une civilisation, petite ou grande, locale
ou dejà plus universelle. Une civilisation qui naît se nourrit
d'une civilisation qui meurt. Les peuples nouveaux sont nécrophages.
Alexandrie
brûlait aujourd'hui dans une petite ville de province. On renovait
une bibliothèque pour adolescents. Nouvelle peinture, nouveaux
meubles, nouveaux ordinateurs. Fonctionnalité, gaieté, modernité.
Rendre le lieu plus attrayant. Alors il avait fallu faire de la
place, en supprimant les livres.
La
poésie d'abord, puis le théâtre. Cela n'intéresse plus personne.
Les
essais, trop difficiles et trop perversifs.
La
littérature : Les romans classiques, pas au programme dans leurs
écoles, trop gros, trop compliqués. Ils auront bien le temps de
lire cela quand ils seront au lycée. De toute façon, ils auront
accès au résumé sur internet. Puis les livres avec du texte plus
que des images avaient disparu. Une première série de 2000 ouvrages
était partie dans l'autodafé informatique.
Les
huiles étaient venues en nombre attiser les flammes d'un "excellent
travail, voilà une bibliothèque qui rajeunit. Qui sait, une
médiathèque est-elle en train de naître..." Eric Rohmer nous
avait raconté l'histoire d'un arbre, d'un maire et d'une
médiathèque. On ne parlait pas d'arbre à N...
Les
plans étaient arrivés avec la position exacte des futurs ilots
d'ordinateurs et des futurs rayonnages.
“Ils
sont moins nombreux que prévu parce que nous avons ajouté 4
ordinateurs de plus.” Alors on avait allumé un nouvel incendie.
Même les enfants ne voulaient plus voir partir certains livres. On
les avait éloignés. Fermeture pour rénovation. Derrière les
portes coupe-feu, la modernité avait rongé en silence les romans de
jeunesse sur les Indiens, les Egyptiens, les animaux, les
extras-terrestres et les hommes préhistoriques, les épisodes liées
aux guerres de tous les temps. Puis les ouvrages sur les activités
manuelles ou les techniques artistiques. Plus personne ne bricole
aujourd'hui et il y a sur les ordinateurs de superbes logiciels qui
vous donnent l'illusion de peindre ou de sculpter. Pour se divertir,
il y a tant de jeux en ligne pour tous les goûts. Ils auront le
monde avec eux, d'un simple clic.
A
nouveau 2000 livres partis au désherbage. Attila a encore quelques
soldats qui survivent dans les administrations, alors que le dernier
empereur d'occident ne regarde plus depuis longtemps sa main amputée,
incapable de tirer d'une lyre la musique de sa poésie.
Alexandrie
brûlait, feu de joie des notables intellectuels qui espéraient une
bibliothèque plus conformes à leurs attentes et ne voulaient pas
imaginer l'impensable. Les cartons s'empilaient dans les couloirs de
la maison commune sans qu'ils demandent ce qu'ils pouvaient contenir.
Les
451° Farenheit étaient depuis longtemps dépassés et le feu
continuait, appelant de nouvelles victimes.
Alexandrie
brûlait du même feu que Megara. Alexandrie brûlait dans l'euphorie
générale. Au nom de la modernité, Alexandrie brûlait pour fournir
la nourriture de la civilisation informatique. Celle-ci pas besoin de
lui mettre le feu. Une simple inondation, une centrale thermique ou
nucléaire attaquée par une crue ou un tsunami, une simple centrale
qui ne fournit plus l'énergie et les hommes ont perdu le savoir.
Alexandrie
avait brûlé, et glorieusement on faisait visiter les ruines : Ici
autrefois tout était encombré de passéisme.