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samedi 21 juin 2014

Alexandrie brûlait


ALEXANDRIE BRULAIT




Alexandrie brûlait du même feu que Megara. Et l'âme de Térence devisait avec les mots rendus à la vanité, comme autrefois elle avait regardé les flammes emporter l'enfance de ses souvenirs en volutes âpres.

Alexandrie brûlait d'impuissance, d'insouciance, d'arrogance.

Megara succombait aux haines romaines, aux jalousies d'une Ville.

On ne sait plus qui avait mis le feu à Alexandrie, mais l'incendie durait. Alentour les yeux coulaient : fumée ou fureur. Pas assez pour noyer les flammes.

Dans les deux brasiers mourait une civilisation, petite ou grande, locale ou dejà plus universelle. Une civilisation qui naît se nourrit d'une civilisation qui meurt. Les peuples nouveaux sont nécrophages.

Alexandrie brûlait aujourd'hui dans une petite ville de province. On renovait une bibliothèque pour adolescents. Nouvelle peinture, nouveaux meubles, nouveaux ordinateurs. Fonctionnalité, gaieté, modernité. Rendre le lieu plus attrayant. Alors il avait fallu faire de la place, en supprimant les livres.

La poésie d'abord, puis le théâtre. Cela n'intéresse plus personne.

Les essais, trop difficiles et trop perversifs.

La littérature : Les romans classiques, pas au programme dans leurs écoles, trop gros, trop compliqués. Ils auront bien le temps de lire cela quand ils seront au lycée. De toute façon, ils auront accès au résumé sur internet. Puis les livres avec du texte plus que des images avaient disparu. Une première série de 2000 ouvrages était partie dans l'autodafé informatique.

Les huiles étaient venues en nombre attiser les flammes d'un "excellent travail, voilà une bibliothèque qui rajeunit. Qui sait, une médiathèque est-elle en train de naître..." Eric Rohmer nous avait raconté l'histoire d'un arbre, d'un maire et d'une médiathèque. On ne parlait pas d'arbre à N...

Les plans étaient arrivés avec la position exacte des futurs ilots d'ordinateurs et des futurs rayonnages.

Ils sont moins nombreux que prévu parce que nous avons ajouté 4 ordinateurs de plus.” Alors on avait allumé un nouvel incendie. Même les enfants ne voulaient plus voir partir certains livres. On les avait éloignés. Fermeture pour rénovation. Derrière les portes coupe-feu, la modernité avait rongé en silence les romans de jeunesse sur les Indiens, les Egyptiens, les animaux, les extras-terrestres et les hommes préhistoriques, les épisodes liées aux guerres de tous les temps. Puis les ouvrages sur les activités manuelles ou les techniques artistiques. Plus personne ne bricole aujourd'hui et il y a sur les ordinateurs de superbes logiciels qui vous donnent l'illusion de peindre ou de sculpter. Pour se divertir, il y a tant de jeux en ligne pour tous les goûts. Ils auront le monde avec eux, d'un simple clic.

A nouveau 2000 livres partis au désherbage. Attila a encore quelques soldats qui survivent dans les administrations, alors que le dernier empereur d'occident ne regarde plus depuis longtemps sa main amputée, incapable de tirer d'une lyre la musique de sa poésie.

Alexandrie brûlait, feu de joie des notables intellectuels qui espéraient une bibliothèque plus conformes à leurs attentes et ne voulaient pas imaginer l'impensable. Les cartons s'empilaient dans les couloirs de la maison commune sans qu'ils demandent ce qu'ils pouvaient contenir.

Les 451° Farenheit étaient depuis longtemps dépassés et le feu continuait, appelant de nouvelles victimes.

Alexandrie brûlait du même feu que Megara. Alexandrie brûlait dans l'euphorie générale. Au nom de la modernité, Alexandrie brûlait pour fournir la nourriture de la civilisation informatique. Celle-ci pas besoin de lui mettre le feu. Une simple inondation, une centrale thermique ou nucléaire attaquée par une crue ou un tsunami, une simple centrale qui ne fournit plus l'énergie et les hommes ont perdu le savoir.




Alexandrie avait brûlé, et glorieusement on faisait visiter les ruines : Ici autrefois tout était encombré de passéisme.