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dimanche 23 mars 2014

Critique : un canard sauvage à Bussang


Retour de la Colline, Théâtre national. Sur mon bureau le programme de Canard sauvage. Un de ces merveilleux programmes, riche de textes autres, parallèles et d'offres de poursuite de lectures et pas seulement une bavasserie autogratifiante d'un metteur en scène ou d'un traducteur. Avec des photos du spectacle, des photos en couleurs...

Une remarque d'un curieux. « On dirait Bussang ».

Je reprends les photos. Un doute, un regard plus débarrassé de l'empathie du spectacle. Cette caisse en bois aux structures apparentes (que l'âge n'a pas encore brunies), cette déclivité du plateau (qui permet au spectateur de bien voir, mais qui casse les mollets des acteurs et transforme tout roulement en travail herculéen). Mêmes portes coulissantes de fond qui libèrent la vue sur un monde végétal (reconstitué artificiellement pour la Colline). Non, je n'ai pas pensé à Bussang pendant toute la représentation,malgré l'allusion et les similitudes. Parce que Bussang est autre que ce cliché.

Bussang s'attrape d'abord par le souffle, plus exactement par l'essoufflement. Vous avez laissé la voiture au grand parking près du village et de la Popote où acteurs et figurants se croisent entre les représentations. Ou pire, vous vous êtes garés , dans le village près des hôtels et des deux restaurants. Vous devez poursuivre le chemin escarpé à pied entre les demeures historiquement architecturées de la bourgeoisie vosgienne, les pensions cossues du début du siècle, quand Bussang était une ville thermale. Puis elles vous laissent au milieu de la campagne

Bussang s'attrape ensuite par la vue. Il vous faut des prairies émaillées de vaches noires à l'échine blanche, des chaumes au loin paresseuses sous le soleil ou pudibondes dans les nuages, des croupes de forêts et l'impression d'être arrivé là où cela ne se continue plus. Alors derrière une haie de buis vous entendez des discussions, des rires et des verres entrechoqués.

Bussang s'attrape alors pas l'oreille. Vous traversez ce qui vous semblait la haie infranchissable des contes de fées. Votre pied s'enfonce dans une allée de cailloux blancs qui se dérobent dans un friselis de pierres, rejoignant les cris d'autres cailloux malmenés. Vous ne regrettez pas d'avoir gardé des chaussures confortables. Quelques élégantes parisiennes vacillent au bras de beaux messieurs, avec des allures de quasimodo de carnaval. Les montagnards progressent dignement en godillots vers les portes de bois.

Bussang s'offre alors à vous dans la majesté de ses planches de bois noirci, avec sa grande croix blanche, ses escaliers de grange aux troncs mal équarris. Vous vous demandez ce que vous faites là et si c'est bien là la scène nationale qu'on vous avez annoncée, qui réussit le miracle d'accueillir en à peine deux mois plus de spectateurs que ses sœurs urbaines, sur dix mois. Bussang semble un ranch fortifié. Poussé par la foule, vous entrez.

Bussang s'attrape par l'odeur. La résine des bois rivalise avec la poussière centenaire. La rusticité du lieu est gage de son authenticité. Tout est en bois : le sol, le plafond, les sièges, la scène et son cadre. Tout est historique des bancs sur lequel on s'aligne sans hiérarchie aux devises du cadre de scène. Les projecteurs et autres engins modernes paraissent anachroniques. Puis il y aura tout à l'heure, promesse chaque saison renouvelée, l'odeur de la fôret, celle des grands arbres entrés dans la cage par l'ouverture du fond de scène ou celle de la terre mouillée.

Bussang s'attrape enfin par le corps. Il vous faut le souvenir du soleil, qu'on devine à travers les bardeaux mal jointifs, sa chaleur qui vous rejoint dans la salle. Il a les embruns des jours d'orage ou de brouillard, qui se répandent dans la salle, par les mêmes interstices entre les bardeaux, ces embruns qui vous humidifient et vous glacent. Il vous faut l'inconfort des sièges malgré les coussins à l'effigie du spectacle, et les trois heures avant de pouvoir à nouveau étendre ses membres. Les yeux dans le rêve et le corps au pilori.

C'est pour retrouver tout cela que vous revenez, comme tous les autres, tous les ans, au Théâtre du Peuple. Vous venez revivre la grande utopie d'un théâtre plus que centenaire, toujours vivante et renouvelée., dévoreuse d'hommes et d'énergie (mais de cela je parlerai un autre jour).

Non. Il n'y avait rien de commun entre Bussang et la représentation de la Colline. Le scénographe y avait-il songé d'ailleurs ? Bussang n' a pas bonne presse auprès des grands créateurs, avec ses effets faciles, convenus., et ses milliers de spectateurs, qui parfois ne vont au théâtre qu'un jour en été.