Retour
de la Colline, Théâtre national. Sur mon bureau le programme de
Canard
sauvage.
Un de ces merveilleux programmes, riche de textes autres, parallèles
et d'offres de poursuite de lectures et pas seulement une bavasserie
autogratifiante d'un metteur en scène ou d'un traducteur. Avec des
photos du spectacle, des photos en couleurs...
Une
remarque d'un curieux. « On dirait Bussang ».
Je
reprends les photos. Un doute, un regard plus débarrassé de
l'empathie du spectacle. Cette caisse en bois aux structures
apparentes (que l'âge n'a pas encore brunies), cette déclivité du
plateau (qui permet au spectateur de bien voir, mais qui casse les
mollets des acteurs et transforme tout roulement en travail
herculéen). Mêmes portes coulissantes de fond qui libèrent la vue
sur un monde végétal (reconstitué artificiellement pour la
Colline). Non, je n'ai pas pensé à Bussang pendant toute la
représentation,malgré l'allusion et les similitudes. Parce que
Bussang est autre que ce cliché.
Bussang
s'attrape d'abord par le souffle, plus exactement par
l'essoufflement. Vous avez laissé la voiture au grand parking près
du village et de la Popote où acteurs et figurants se croisent entre
les représentations. Ou pire, vous vous êtes garés , dans le
village près des hôtels et des deux restaurants. Vous devez
poursuivre le chemin escarpé à pied entre les demeures
historiquement architecturées de la bourgeoisie vosgienne, les
pensions cossues du début du siècle, quand Bussang était une ville
thermale. Puis elles vous laissent au milieu de la campagne
Bussang
s'attrape ensuite par la vue. Il vous faut des prairies émaillées
de vaches noires à l'échine blanche, des chaumes au loin
paresseuses sous le soleil ou pudibondes dans les nuages, des croupes
de forêts et l'impression d'être arrivé là où cela ne se
continue plus. Alors derrière une haie de buis vous entendez des
discussions, des rires et des verres entrechoqués.
Bussang
s'attrape alors pas l'oreille. Vous traversez ce qui vous semblait la
haie infranchissable des contes de fées. Votre pied s'enfonce dans
une allée de cailloux blancs qui se dérobent dans un friselis de
pierres, rejoignant les cris d'autres cailloux malmenés. Vous ne
regrettez pas d'avoir gardé des chaussures confortables. Quelques
élégantes parisiennes vacillent au bras de beaux messieurs, avec
des allures de quasimodo de carnaval. Les montagnards progressent
dignement en godillots vers les portes de bois.
Bussang
s'offre alors à vous dans la majesté de ses planches de bois
noirci, avec sa grande croix blanche, ses escaliers de grange aux
troncs mal équarris. Vous vous demandez ce que vous faites là et si
c'est bien là la scène nationale qu'on vous avez annoncée, qui
réussit le miracle d'accueillir en à peine deux mois plus de
spectateurs que ses sœurs urbaines, sur dix mois. Bussang semble un
ranch fortifié. Poussé par la foule, vous entrez.
Bussang
s'attrape par l'odeur. La résine des bois rivalise avec la
poussière centenaire. La rusticité du lieu est gage de son
authenticité. Tout est en bois : le sol, le plafond, les sièges, la
scène et son cadre. Tout est historique des bancs sur lequel on
s'aligne sans hiérarchie aux devises du cadre de scène. Les
projecteurs et autres engins modernes paraissent anachroniques. Puis
il y aura tout à l'heure, promesse chaque saison renouvelée,
l'odeur de la fôret, celle des grands arbres entrés dans la cage
par l'ouverture du fond de scène ou celle de la terre mouillée.
Bussang
s'attrape enfin par le corps. Il vous faut le souvenir du soleil,
qu'on devine à travers les bardeaux mal jointifs, sa chaleur qui
vous rejoint dans la salle. Il a les embruns des jours d'orage ou de
brouillard, qui se répandent dans la salle, par les mêmes
interstices entre les bardeaux, ces embruns qui vous humidifient et
vous glacent. Il vous faut l'inconfort des sièges malgré les
coussins à l'effigie du spectacle, et les trois heures avant de
pouvoir à nouveau étendre ses membres. Les yeux dans le rêve et le
corps au pilori.
C'est
pour retrouver tout cela que vous revenez, comme tous les autres,
tous les ans, au Théâtre du Peuple. Vous venez revivre la grande
utopie d'un théâtre plus que centenaire, toujours vivante et
renouvelée., dévoreuse d'hommes et d'énergie (mais de cela je
parlerai un autre jour).
Non.
Il n'y avait rien de commun entre Bussang et la représentation de la
Colline. Le scénographe y avait-il songé d'ailleurs ? Bussang
n' a pas bonne presse auprès des grands créateurs, avec ses effets
faciles, convenus., et ses milliers de spectateurs, qui parfois ne
vont au théâtre qu'un jour en été.